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vendredi 27 février 2009

Euterpe - ch. 121 à 182

Histoires - Livre II - Euterpe

Hérodote

Traduit par Pierre Giguen - 1860


CXXI. 1. Selon les prêtres, à Protée succéda Rhampsinite, qui laissa comme monument le portique du temple de Vulcain, qui regarde l’ouest. En face du portique, il érigea deux statues hautes de vingt-cinq coudées ; les Egyptiens appellent Eté celle qui est placée au nord ; Hiver celle du midi ; ils adorent la statue de l’été et lui rendent des honneurs ; ils font le contraire à l’autre. Ce roi posséda une immense somme d’argent, telle qu’aucun de ceux qui lui ont succédé n’a pu la surpasser ni même l’atteindre. Or, il voulut thésauriser en toute sécurité ; il fit donc bâtir en pierres de taille une chambre dont l’un des murs était une partie de l’enceinte du palais ; de son côté, le constructeur, complotant contre ses richesses, imagina de disposer l’une des pierres du mur de telle sorte que deux hommes, ou même un seul, pussent facilement l’ôter. Dès que la chambre fut achevée, le roi y déposa ses trésors ; le temps s’écoula, et le constructeur, étant près de la fin de sa vie, appela ses fils (car il en avait deux) et leur raconta comment, dans sa prévoyance pour eux, et afin qu’ils eussent abondance de biens, il avait usé d’artifice en bâtissant le trésor du roi. Après leur avoir clairement expliqué comment on pouvait enlever la pierre, il leur en donna les dimensions, et leur dit que, s’ils ne les oubliaient pas, ils seraient les intendants des richesses royales. Il mourut, et les jeunes gens ne tardèrent pas à se mettre à l’œuvre ; ils allèrent la nuit autour du palais ; ils trouvèrent la pierre de la chambre bâtie en dernier lieu ; ils la firent mouvoir aisément, et ils emportèrent une somme considérable.
2. Lorsqu’il arriva au roi d’ouvrir cette chambre, il fut surpris de voir combien il manquait de vases à son trésor ; il n’y avait personne à accuser ; les sceaux étaient intacts et la chambre fermée. Comme, à deux ou trois reprises, le nombre lui en parut diminuer toujours (car les voleurs ne se lassaient pas de piller), il prit ce parti : il ordonna que l’on fabriquat des piéges et qu’on les plaçat autour des vases qui contenaient son argent. Les voleurs vinrent, comme depuis le commencement ; l’un d’eux entra, s’approcha d’un vase et soudain fut pris au piége. Il comprit aussitöt dans quel malheur il était tombé ; il appela donc son frère, lui apprit l’accident et lui enjoignit d’entrer au plus vite. "Coupe-moi la tête, ajouta-t-il, quand l’autre fut près de lui ; car, si je suis vu et reconnu, je te perds en même temps que moi". Le frère sentit qu’il avait raison, et il suivit son conseil, puis, ayant rajusté la pierre, il s’en fut à sa maison avec la tête du défunt.
3. Au point du jour, le roi se rendit à son trésor, et fut stupéfait d’y trouver, dans le piége, le corps du voleur sans sa tête ; la chambre n’offrait aucune marque d’effraction, et l’on n’y apercevait ni entrée ni sortie. Dans l’incertitude où le jeta une telle aventure, il imagina un nouvel expédient : il fit suspendre,le long du mur, le corps du voleur, et, plaçant à l’entour des gardes, il leur commanda de saisir et de lui amener quiconque ils verraient pleurer ou gémir. Pendant que le corps était suspendu, la mère, terriblement exaspérée, s’entretenait avec son fils survivant ; elle finit par lui prescrire de s’ingénier, de délier le cadavre comme il pourrait, et de l’apporter en sa demeure, le menaçant, s’il n’obéissait pas, de le dénoncer au roi comme le détenteur de ses richesses.
4. Comme sa mère le pressait durement, et qu’il ne gagnait rien sur elle, malgré ses nombreuses instances, il eut recours à ce stratagème : il bâta des ânes ; puis, ayant rempli de vin des outres, il les chargea sur les ânes, qu’ensuite il poussa devant lui. Or, quand il fut en présence des gardes, auprès du corps suspendu, il tira à lui deux ou trois queues d’outres et les dénoua pendant qu’elles vacillaient ; le vin alors de couler, et lui de se frapper la tête à grands cris, comme s’il n’eût su vers quel âne d’abord courir. Les gardes cependant, à l’aspect du vin coulant à flots, se précipitèrent sur le chemin avec des vases pour en recueillir, comme s’il ne se répandait qu’à leur profit. L’homme feignit contre eux tous une grande colère ; il les accabla d’injures ; ensuite, voyant qu’ils le consolaient, il fit semblant de s’adoucir et de laisser tomber son courroux. Finalement, il poussa ses ânes hors du chemin et rajusta le chargement, tout en se prenant à causer avec les gardes ; l’un de ceux-ci le plaisanta et s’efforça de le faire rire ; en récompense il leur donna une outre. Ils se couchent aussitôt et ne songent plus qu’à se divertir, s’écriant : "Assieds-toi ; reste à boire avec nous." Il se laisse persuader et demeure avec les gardes, qui lui prodiguent des marques d’amitié ; il ne tarde pas à leur donner une seconde outre. A force d’user de ce breuvage libéralement offert. les gardes s’enivrèrent complétement, et ils s’endormirent au lieu même où ils avaient bu. L’homme saisit le moment, et, la nuit étant venue, il délia le corps de son frère, puis, pour les outrager, il rasa la joue droite de chacun des gardes, chargea le cadavre sur ses ânes et reprit son chemin, ayant exécuté les ordres de sa mère.
5. Le roi, lorsqu’on lui apprit que le corps du voleur ayait été enlevé, en fut irrité au dernier point, et voulant de toute manière que celui, quel qu’il fût, qui avait été si habile, fût découvert, il prit, dit-on, des mesures à mon avis tout à fait incroyables : il envoya sa fille dans une maison de débauche ; il lui commanda d’accueillir pareillement tous les hommes, et, avant de se livrer à eux, de les contraindre à lui raconter ce que, dans leur vie, ils avaient fait de plus artificieux et de plus criminel. Celui de qui elle entendrait quelque récit se rapportant aux vols qui avaient été commis, il lui était enjoint de le saisir si bien qu’il ne pût échapper. Tandis qu’elle se conformait aux injonctions de son père, le voleur apprit dans quel but elle menait une telle conduite, et, résolu à vaincre le roi en artifices, il coupa, près de l’épaule, le bras d’un cadavre encore frais, il le plaça sous son manteau, il entra où était la fille du roi, et, lorsqu’elle lui fit la même question qu’aux autres, il lui raconta ce qu’il avait fait de plus criminel ; que son frère, dans le trésor du roi, ayant été pris au piége, il lui avait tranché la tête ; que, plus habile que les gardes, ils les avait enivrés et avait délié le cadavre suspendu de son frère. Celle-ci, dès qu’il eut achevé, le saisit ; mais, dans l’obscurité, le voleur lui avait tendu le bras du mort ; elle le prit, croyant tenir le bras de cet homme, mais il le lui abandonna, gagna la porte et s’enfuit.
6. Lorsque l’on rapporta au roi toutes ces choses, il fut frappé de l’adresse et de l’audace de l’homme. Enfin il envoya dans toutes les villes, et fit proclamer qu’il lui accorderait impunité et bon accueil s’il se présentait devant lui. Le voleur vint plein de confiance ; Rhampsinite l’admira grandement et lui donna sa fille en mariage, comme au plus ingénieux des hommes, estimant que les Egyptiens l’emportaient sur les autres mortels, et lui sur les Egyptiens.
CXXII. Après cela, les prêtres m'ont dit que ce roi descendit vivant au lieu que les Grecs supposent être le séjour de Pluton; que là, il joua aux dés avec Cerès; qu'il la gagna quelquefois et que d'autres fois il fut battu par elle; qu'il revint, ayant reçu de la déesse le présent d'une nappe d'or. A cause de cette des­cente et après le retour de Rhampsinite, les Egyptiens insti­tuèrent, m'ont-ils dit, une certaine fête, et moi-même je sais que de mon temps ils la célébraient encore; toutefois je ne puis dire si elle a cette origine ou toute autre. Or, ce jour-là, les prê­tres, ayant tissu un manteau, bandent avec une ceinture les yeux de l'un des leurs et le mettent, revêtu de ce manteau, sur le chemin qui conduit au temple de Cérès; ensuite ils reviennent. Cependant le prêtre, les yeux bandés, est conduit par deux loups à ce temple, qui est à deux stades de la ville, et par eux ramené au lieu d'où il était parti.
CXXIII. Que celui qui trouve croyables les récits des Egyptiens en fasse son profit. Pour moi, dans tout le cours de mon récit, je m'attache à rapporter tout ce que j'ai ouï dire de chacun. Les Egyptiens prétendent que Cérès et Bacchus règnent sur les morts. Or, ils sont les premiers qui aient parlé de cette doctrine selon, laquelle l'âme de l'homme est immortelle et, après la destruction du corps, entre toujours en un autre être naissant. Lorsque, disent-ils, elle a parcouru tous les animaux de la terre et de la mer et tous les oiseaux, elle rentre dans un corps humain; le circuit s'accomplit en trois mille années. Il y a des Grecs qui se sont emparés de cette doctrine, comme si elle leur était propre, les uns jadis, d'autres réoemment; je sais leurs noms, mais je ne les écris pas.
CXXIV. Les prêtres m'ont dit encore que, jusqu'à Rhampsinite, l'équité prévalait en Egypte et que la prospérité du pays était grande; mais après lui Chéops régna et l'on eut à souffrir toute espèce de misère. D'abord, il ferma tous les temples et défendit d'offrir des sacrifices; ensuite, il força les Egyptiens de travailler pour lui. A quelques-uns, il donna pour tâche de tirer, jusqu'au Nil, des pierres qu'ils extrayaient de la montagne arabique; à d'autres il prescrivit de passer en barques ces pierres et de les conduire à la montagne libyque. Ils travaillaient sans relâche, au nombre de cent mille hommes, que l'on relevait tous les trois mois. Le peuple accablé employa dix ans à construire le chemin par lequel on transportait les pierres, œuvre, à ce qu'il me semble, à peine moindre que la pyramide, car sa longueur est de cinq stades, sa largeur de dix brasses et sa grande hauteur de huit brasses; il est fait de pierres de taille, ornées de figures sculptées. A ce chemin on employa donc dix années, pendant lesquelles on fit, en outre, les chambres souterraines, creusées dans la colline où sont les pyramides. Ces chambres, destinées à la sépulture de Chéops, se trouvèrent le dans une île, au moyen de canaux alimentés par l'eau du fleuve. Il fallut vingt années pour la pyramide elle-même; elle est quadrangulaire, chacune de ses faces a huit plèthres à la base; sa hauteur est pareillement de huit plèthres; elle est toute en pierres de taille parfaitement ajustées; nulle des pierres n'a moins de trente pieds.
CXXV. Cette pyramide a été faite comme je vais dire, en gradin, que les uns nomment échelons, et d'autres petits autels. Lorsque l'on eut construit la base, on éleva le reste des pierres, à l'aide de machines fabriquées avec de courtes pièces de bois; la force d'une machine agissait d'abord depuis le sol jusqu'au plateau du premier gradin; on y transportait la pierre que l'on posait sur une seconde machine, qui s'y trouvait fixée.De là elle était montée sur le second gradin, et sur une troisième machine. Autant il y avait de rangées de gradins, autant il y avait de machines. Il est possible cependant qu'il n'y eût qu'une seule machine portative : en ce cas, on la montait de gradin en gradin, après y avoir élevé la pierre. Car il faut que je rapporte les deux procédés, comme ils m'ont été dits. Le sommet de la pyramide fut achevé avant le reste; on donna ensuite la dernière main au gradin suivant, et l'on termina par le plus bas, par celui qui touchait au sol. On a marqué en caractères égyptien, sur la pyramide, pour combien les ouvriers ont consommé d'aulx, d'oignons et de persil. Autant que je puis m'en souvenir, l'inscription, que l'interprète m'a expliquée, signifie que la la somme s'élève à seize cent talents d'argent. Si ces choses ont autant coûté, que n'a-t-on pas dépensé en outils de fer, en vivres et en vêtements, durant le temps employé à bâtir, qui a été ce que j'ai dit, outre, comme je le pense, celui, non médiocrement long, qu'il a fallu pour tailler les pierres, les conduire et faire sous terre les excavations?
CXXVI. Chéops en vint à un tel degré de dépravation, que, manquant d'argent, il fit, dit-on, entrer sa fille dans une maison de débauche, lui ordonnant de gagner une certaine somme; les prêtres ne m'ont pas dit combien. Elle obéit; elle amassa la somme fixée par son père; et de plus, elle eut l'idée de laisser un monument à elle propre; elle demanda donc, à chacun de ceux qui l'approchaient, le don d'une pierre. De ces pierres, on prétend que fut bâtie celle des pyramides qui est au milieu des trois, un peu en avant de la plus grande, et qui a, sur chaque côté, un plèthre et demi à la base.
CXXVII. Chéops, au rapport des Égyptiens, régna cinquante ans; après sa mort son frère Chéphren hérita de la royauté et se comporta comme lui en toutes choses; il bâtit une pyramide moindre, par ses dimensions, que celle du feu roi; je l'ai moi-même mesurée; elle n'a ni chambres souterraines, ni canaux qui conduisent jusqu'à ses pieds l'eau du fleuve, comme cela a lieu pour l'autre, où des dérivations du Nil forment une île dans laquelle on dit que gît le corps de Chéops. Après avoir élevé le premier gradin en pierres marbrées d'Ethiopie, il donna à la pyramide quarante pieds d'élévation de moins qu'à la première, dont elle est peu éloignée; toutes les deux sont sur le même plateau, dont la hauteur est d'environ cent pieds. Selon les prêtres, Chéphren a régné cinquante-six ans..
CXXVIII. On compte donc cent six ans pendant lesquels les Egyptiens souffrirent toute espèce de misère; les temples, durant tout ce temps, furent fermés, on ne les ouvrit pas un seul instant. Le peuple, dans sa haine pour ces rois, évite de les nommer : il appelle les pyramides, pyramides de Philition; c'est le nom d'un pâtre qui alors paissait en cet endroit ses troupeaux.
CXXIX. Après Chéphren, les prêtres m'ont dit que Mycérinus, fils de Chéops, monta sur le trône. Les actions de son père ne lui étaient point agréables, II rouvrit les temples, il renvoya le peuple, réduit aux dernières extrémités de la souf­france, à ses fêtes religieuses et à ses travaux; enfin il rendit la justice avec plus d'équité qu'aucun des précédents rois. On le loue à ce sujet plus que tous ceux qui ont régné sur l'Egypte : car non-seulement il jugeait bien, mais à celui qui se plaignait de sa décision, il faisait quelque présent qui apaisait son mécon­tentement. Cependant ce Mycérinus, si doux, si attentif à s'occuper du bonheur des Egyptiens, fut assailli par des calamités qui commencèrent par la mort de sa fille. C'était le seul enfant qu'il eût en ses demeures; il ressentit du coup qui le frappait une douleur extrême, et, voulant ensevelir sa fille avec plus d'é­clat qu'aucune autre, il fit faire une génisse en bois creux que l'on dora, et dans ses flancs il étendit sa fille morte.
CXXX. Cette génisse ne fut point enterrée; encore de mon temps, on la voyait à Saïs en la demeure royale, dans une chambre richement ornée : près d'elle des parfums de toute sorte brûlaient chaque jour, et pendant la nuit entière une lampe était allumée. Non loin de cette génisse, dans une autre chambre, sont exposées les images des concubines de Mycérinus, à ce que m'ont dit les prêtres de Saïs. Véritablement, il y a là vingt grandes statues de bois, représentant des femmes nues; qui sont-elles ? Je n'en puis dire que ce que l'on m'a raconté.
CXXXI. Quelques-uns, au sujet de cette génisse et de ces sta­tues colossales, font ce récit : Mycérinus aurait désiré sa fille et se serait uni à elle, malgré sa résistance : ensuite l'enfant se serait étranglée de désespoir, puis il l'aurait ensevelie dans la génisse; et la reine aurait coupé les mains des suivantes qui avaient livré la jeune fille à son père. Maintenant, leurs images ont été traitées comme elles-mêmes l'avaient été de leur vivant. Selon moi, ceux qui font ce conte tiennent de vains propos d'un bout à l'autre, et surtout au sujet des mains des statues, car nous les avons vues nous-mêmes; elles ont perdu par l'action du temps leurs mains, qui gisent encore auprès d'elles.
CXXXII. La génisse a le corps couvert d'une housse de pourpre, hormis le cou et la tête, qui sont plaqués d'épaisses lames d'or; entre ses cornes brille le cercle du soleil, imité en or; elle ne se tient pas droite, mais sur les genoux; sa taille est celle d'une grande vache vivante. On la fait sortir de sa chambre, où elle est placée, tous les ans, le jour de la fête pendant laquelle les Egyptiens se frappent pour le dieu que je n'ai point nommé, lorsque j'en aurais eu l'occasion. Alors donc, on conduit cette génisse au grand jour, parce que, dit-on, la fille de Mycérinus, en mourant, lui a demandé de voir le soleil une fois chaque année.
CXXXIII. Après la mort de sa fille, voici le second malheur qui atteignit le roi : un oracle lui vint de la ville de Buto, dé­clarant qu'il n'avait plus que six ans à vivre et que la septième année il mourrait. Il en fut cruellement affligé, et il envoya des reproches à l'oracle, se plaignant de ce que son père et son on­cle, après avoir fermé les temples, perdu le souvenir des dieux, opprimé les hommes, avaient longtemps vécu, tandis que lui, religieux comme il était, devait si promptement périr. Le se­cond message de l'oracle répondit qu'à cause de cela même sa vie serait abrégée; qu'il n'avait point fait ce qu'il avait à faire; que l'Egypte aurait dû souffrir cent cinquante ans; que les deux rois ses prédécesseurs l'avaient compris, et lui non. Mycérinus, à ces paroles, se vit condamné; il fit fabriquer une : multitude de lampes pour les allumer à la nuit, boire et mener : vie joyeuse, sans cesser ni nuit ni jour; errant sur les lacs, dans, les bois, et partout où il apprenait qu'il trouverait une occasion de plaisir. Il avait imaginé de faire de la nuit le jour, afin de mettre en défaut L'oracle et de vivre douze années au lieu de six.
CXXXIV. Ce roi aussi laissa une pyramide, beaucoup moindre que celle de son père; pareillement quadrangulaire, elle n'a de chaque côté que trois plèthres moins vingt pieds, et est construite moitié en pierres d'Ethiopie. Quelques Grecs prétendent qu'elle provient de Rhodope, femme prostituée; mais ils ne sont pas dans le vrai. Ils est évident pour moi qu'ils parlent sans savoir; ce qu'était Rhodope : car ils ne lui attribueraient pas la construction d'une telle pyramide, à laquelle, on peut le dire, des milliers de talents ont été dépensés. En outre, il faut considérer que Rhodope florissait, non dans ces temps-Ià, mais sous le règne d'Amasis; elle vivait donc nombre d'années après les rois qui ont bâti les pyramides. Née en Thrace, esclave de Jadmon fils du Samien Héphestopole, elle fut compagne de servitude d'Esope, le fabuliste. En effet, ce demier appartint à Jadmon. comme le démontre surtout le fait suivant : lorsque les Del­phiens, obéissant à un oracle, firent plusieurs fois appel à celui qui voudrait recevoir l'amende due pour le meurtre d'Esope, nul autre ne se présenta qu'un Jadmon, petit-fils de l'ancien Jadmon; donc Esope appartint à celui-ci.
CXXXV. Or, Rhodope se rendit en Egypte, Xanthe le Sa­mien l'y ayant emmenée. Là, elle fit son métier et fut rachetée à grand prix par un homme de Mytilène, Charaxe, fils de Scamandronyme, frère de la femme poëte Sapho. Ainsi Rhodope sortit d'esclavage et elle demeura en Egypte, et comme elle était douée de beaucoup de grâce, elle acquit de grandes richesses, autant qu'il était possible à une Rhodope, mais pas assez pour élever une telle pyramide. En effet de nos jours en­core, il est facile à qui le veut de voir le dixième de ses biens, et rien là n'autorise à lui attribuer une fortune immense. Rho­dope eut le désir de laisser à la Grèce un souvenir de sa per­sonne; elle fit donc exécuter un ouvrage tel que nul autre n'a imaginé ou consacré dans un temple le pareil, et elle le dédia à Delphes, en mémoire d'elle-même. Elle commanda et paya, du dixième de ses richesses, un grand nombre de broches de fer, à rôtir des bœufs, autant qu'on en put fabriquer au prix de ce dixième, puis elle les envoya à Delphes. Elles sont maintenant amoncelées derrière l'autel que ceux de Chios ont consacré, vis-­à-vis le temple. Les courtisanes de Naucratis sont habituelle­ment gracieuses; l'une des premières, celle qui nous occupe, se rendit si célèbre par sa grâce, que tous les Grecs connaissent le nom de Rhodope. Plus tard, le nom d'Achédice a été à son tour fameux, mais moins que celui de l'autre et le sujet de moins d'entretiens. Charaxe, celui qui avait racheté Rhodope, revint à Mytilène, et Sapho le railla souvent dans ses vers. Mais il est temps de laisser là Rhodope.
CXXXVI. Les prêtres m'ont dit qu'après Mycérinus. Asychis avait été roi d'Egypte. Il éleva le portique du temple de Vul­cain, du côté du midi, le plus beau et le plus grand de tous. Car s'ils sont tous ornés de figures sculptées, si l'aspect de la construction varie partout à l'infini, ce côté est plus varié et plus magnifique encore. Sous ce règne, dit-on, il y eut grande disette de monnaie frappée; les Egyptiens, en conséquence, rendirent une loi qui permettait d'emprunter en donnant pour gage le cadavre de son père; une clause additionnelle permit au préteur de disposer de la chambre sépulcrale de l'emprun­teur, et, en cas de refus d'acquitter leur dette, ceux qui avaient donné un tel gage encouraient la punition que voici : en cas de mort, impossibilité d'obtenir la sépulture, ni dans le sépulcre paternel, ni dans aucun autre; interdiction d'ensevelir aucun des leurs. Asychis, voulant surpasser ses prédécesseurs, bâtit en briques une pyramide avec l'inscription suivante gravée sur une pierre : "Ne me méprise pas à cause des pyramides de pierre; je l'emporte sur elles autant que Jupiter sur les autres dieux; car en plongeant un épieu dans le lac, en réunissant ce qui s'y attachait d'argile, on a fait les briques dont j'ai été con­struite." Telles sont les choses que ce roi a faites.
CXXXVII. Après lui, selon les prêtres, régna un aveugle de la ville d' Anysis, nommé lui-même Anysis. Sous ce règne, les Ethiopiens et leur roi Sabacos envahirent l'Egypte avec une grande armée. L'aveugle s'enfuit et se réfugia dans les marais; l'Ethiopien régna sur l'Egypte cinquante ans; il mit en pratique ce qui suit : lorsque l'un des Egyptiens commettait un crime, comme il ne voulait faire périr aucun d'eux, il jugeait le coupable selon la gravité de sa faute, et le condamnait à exhausser sa ville natale en y amoncelant de la terre. Ainsi les villes de­vinrent plus hautes encore qu'elles ne l'étaient. Le sol avait d'abord été exhaussé sous Sésostris par ceux qui avaient creusé les canaux; sous l'Ethiopien, elles atteignirent leur élévation actuelle. La plus haute est, à ce qu'il me semble, Bubaste, ville où se trouve le temple bubastien, très-digne d'être mentionné : car, si grands et si riches que soient les autres, nul ne satisfait plus la vue. Bubaste veut dire en grec Diane.
CXXXVIII. Voici la description de son temple: hormis l'en­trée, c'est une île, car deux canaux du fleuve, sans se confon­dre, pénètrent jusqu'à cette entrée, après quoi ils entourent le temple, l'un à droite, l'autre à gauche; leur largeur est de cent pieds, et des arbres les couvrent de leur ombre. Les portiques ont dix brasses de hauteur; ils sont ornés de figures de six coudées, d'une beauté remarquable; le temple étant au centre de la ville est de toutes parts aperçu de ceux qui en font le tour, car, comme elle a été exhaussée et que le sol du temple est resté le même, on le voit tel qu'il a été érigé dès l'origine. Alentour court un mur où des images sont gravées. Il y a intérieurement un bois sacré de grands arbres plantés autour du vaisseau où est placée la statue de la déesse. L'ensemble de l'édifice est carré et a un stade de côté. Vers l'entrée s'étend un chemin de pierres d'au moins trois stades, traversant la place du marché dans la direction de l'orient et large de quatre plèthres; sur les deux bords de cette chaussée sont plantés des ar­bres dont la tête est voisine du ciel; ce chemin conduit au tem­ple de Mercure : tel est l'enclos de Diane.
CXXXIX. Les prêtres rapportent ainsi la cause du départ de l'Ethiopien : pendant son sommeil, il eut une vision telle qu'il résolut de s'enfuir; il lui sembla qu'un homme, se tenant auprès de lui, l'exhortait à réunir tous les prêtres de l'Egypte et à les couper par le milieu du corps. Or, ajoutent-ils, après avoir eu cette vision, il pensa que les dieux avait simulé cet ordre, afin qu'ayant commis un sacrilège envers les choses saintes, il s'attirat quelque malheur, de la part des dieux eux-mêmes ou de la part des hommes. Il se décida donc à ne le point exécuter et au contraire à partir, puisque le temps pendant lequel il lui avait été prédit qu'il régnerait sur l'Egypte était écoulé. En effet, lorsqu'il était encore en Ethiopie, les oracles dont se ser­vent les Ethiopiens lui apprirent qu'il devait régner cinquante ans sur l'Egypte; comme ce nombre d'années était accompli et que sa vision l'avait troublé, Sabacos partit volontairement.
CXL. Lorsque l'Ethiopien eut quitté l'Egypte, l'aveugle ré­gna de nouveau, quittant le marais où il avait demeuré cin­quante ans, pendant lesquels il avait formé une île avec de la terre et des cendres. Car, chaque fois que les Egyptiens, à l'insu de Sabacos, lui apportaient des vivres, selon ce qu'il leur était prescrit il leur demandait de lui faire aussi présent d'un peu de cendres, Cette île, personne ne put la découvrir; durant plus de quatre cents ans, les rois qui précédèrent Amyrtée ne furent point assez habiles pour la trouver; on la nomma l'île d'Elbo; son étendue est de dix stades dans tous les sens.
CXLI. Après Anysis régna le prêtre de Vulcain que l'on ap­pelait Séthon. Celui-ci tint en mépris et négligea les guerriers égyptiens, parce qu'il n'avait pas besoin d'eux. Il leur fit subir plus d'une humiliation, et, entre autres, celle de les dépouiller de leurs champs. Car, à chaque chef de famille, sous les pre­miers rois, douze arpents d'excellentes terres avaient été don­nés. Après cela, Sennachérib, roi des Arabes et des Assyriens, fit entrer en Egypte une grande armée, et les guerriers égyp­tiens refusèrent de combattre. Le prêtre, enveloppé dans ces difficultés, entra au temple et, devant la statue, se lamenta au sujet des dangers qu'il allait courir. Pendant qu'il gémissait, le Sommeil vint à lui et il lui sembla, en une vision, qu'un dieu, se tenant à ses côtés, le rassurait et lui promettait qu'il n' éprouverait aucun échec en résistant à l'armée des Arabes : car lui-même devait lui envoyer des auxiliaires. Plein de confiance en ce songe, il réunit ceux des Egyptiens qui voulurent le suivre pour les conduire en armes à Péluse, porte de l'Egypte de ce côté. Nul des guerriers ne l'accompagna, mais des petits mar­chands, des foulons, des vivandiers. Ils arrivèrent à leur poste, et, durant la nuit, une nuée de rats des champs se répandit sur leurs adversaires, dévorant leurs carquois, les cordes de leurs arcs, les poignées de leurs boucliers, de telle sorte que, le len­demain, les envahisseurs se voyant dépouillés de leurs armes, s'enfuirent, et qu'un grand nombre fut tué. On voit maintenant dans le temple de Vulcain la statue en pierre de ce roi, ayant sur la main un rat et cette inscription : "Que celui qui me regarde soit pieux."
CXLII. A ce point du récit, les prêtres m'ont fait remarquer que du premier roi à Séthon, le dernier de tous, il y avait eu trois cent quarante et une générations d'hommes et le même nombre de rois et de grands prêtres. Or, trois cents générations d'hommes font dix mille ans, à trois générations par cent ans; les quarante-une générations de surplus donnent treize cent quarante ans. Ainsi, m'ont-ils dit, onze mille trois cent quarante ans se sont écoulés, durant lesquels nul des dieux n'a pris la forme humaine, et rien de pareil n'est arrivé, depuis le premier jusqu'au dernier des rois de l'Egypte. Pendant ce temps, ont-ils ajouté, le soleil s'est levé quatre fois hors du lieu accoutumé; deux fois il s'est levé où maintenant il se couche; deux fois il s'est couché où maintenant il se lève, et il n'en est résulté au­cun changement pour l'Egypte ni à l'égard de la terre, ni à l'égard du fleuve, ni pour les maladies, ni pour la mortalité.
CXLIII. Avant moi, comme Hécatée rl'historien faisait sa généalogie à Thèbes et rattachait sa descendance à un dieu, son seizième aïeul, les prêtres de Jupiter en agirent avec lui de même qu'avec moi, sauf que je ne leur faisais pas ma généalo­gie. Après m'avoir conduit dans une vaste salle intérieure, ils comptèrent, en me les montrant, de grandes statues de bois dont le nombre était celui que j'ai mentionné plus haut; car chaque grand prêtre, de son vivant, place là son image. Tout en comptant donc et en me montrant les images en commençant par le dernier mort, les prêtres me firent remarquer que chacun de ces grands prêtres était le fils de son prédécesseur, et ils les passèrent en revue jusqu'à ce que je les eusse vus tous. Hécatée faisant sa propre généalogie et la rattachant à un dieu son seizième ancêtre, ils lui opposèrent cette énumération, n'admettant pas, d'après elle, que d'un dieu eût pu naitre un homme, et voici sur quoi ils appuyèrent leur contradiction : chacune des statues, dirent-ils, représente un Piromis né d'un Piromis; ils en mon­trèrent donc trois cent quarante-cinq, et toujours un Piromis provenait d'un Piromis, sans que jamais ni dieu ni héros se rattachât à eux; or Piromis se traduit en grec par noble et bon. CXLIV. Tels avaient été en effet, me dirent-ils, tous ceux dont ils me montrèrent les images, et cependant bien différents des dieux. Antérieurement à ces hommes, les dieux avaient régné sur l'Egypte, demeurant avec les mortels, et toujours l'un d'eux était roi. Le dernier fut Orus, fils d'Osiris, que les Grecs nom­ment Apollon; après avoir déposé Typhon, ce dieu régna le der­nier sur l'Egypte. Osiris est chez les Grecs Bacchus.
CXLV. Les Grecs croient que les dieux les plus récents sont Hercule, Bacchus et Pan; chez les égyptiens, Pan est très-an­cien et l'un de ceux que l'on appelle les huit premiers dieux; Hercule est des seconds, de ceux qu'on appelle les douze, et Bacchus est des troisièmes, qui sont nés des douze dieux. J'ai déjà rapporté combien d'années, selon les Egyptiens, se sont écoulées depuis Hercule jusqu'au roi Amasis; ils en comptent beaucoup plus à partir de Pan, et moins (quinze mille ans seu­lement) à partir de Bacchus. Ils affirment qu'ils connaissent ces nombres avec certitude, parce qu'ils ont toujours supputé et inscrit les années. Or, de Bacchus, né de Sémélé, jusqu'à moi, il y a environ seize cents ans, et neuf cents, pas davantage, de­puis l'Hercule fils d'Alcmène; quant au Pan fils de Pénélope (car les Grecs disent qu'il est né d'elle et de Mercure), il est moins ancien que la guerre de Troie, et remonte à environ huit cents ans avant notre époque.
CXLVI. De ces deux opinions, il est permis à chacun d'adop­ter celle qui lui parait la plus croyable; pour moi, j'ai déjà fait connaître mon choix. En effet si ces dieux, si Bacchus, fils de Sémélé, si Pan, fils de Pénélope, s'étaient illustrés et avaient vieilli en Grèce, comme on le rapporte d'Hercule, fils d'Amphi­tryon, on pourrait dire que nés hommes, ils ont pris les noms de divinités qui leur étaient antérieures de bien des années. Mais les Grecs racontent de Bacchus qu'aussitôt né, Jupiter le cousit dans sa cuisse et l'emporta à Nysa, qui est au-dessus de l'Egypte et de l'Ethiopie; et de Pan, ils ne peuvent rien dire de ce qui lui est advenu. Il est donc évident pour moi que les Grecs, ayant appris le nom de ces dieux longtemps après ceux des autres divinités, ont fait remonter leur origine et leur généalogie à l' époque où ils les ont connus.
CXLVII. J'ai reproduit des récits propres aux Egyptiens eux­-mêmes; je vais maintenant raconter des événements arrivés en leur contrée, et sur lesquels ils sont d'accord avec les autres hommes; j'y ajouterai ce que j'aurai vu de mes propres yeux. Les Egyptiens, devenus libres après le règne du prêtre de Vul­cain, divisèrent le royaume en douze parts et instituèrent douze rois, car en aucun temps ils n'ont été capables de vivre sans rois. Ceux qu'ils choisirent s'allièrent entre eux par des ma­riages et régnèrent en observant ces conventions : Ne se rien prendre les uns aux autres; ne point chercher à posséder l'un plus que l'autre; rester, autant que possible, unis. Ils firent et maintinrent ces lois, parce : que dès l'origine, aussitôt qu'iIs eurent pris le pouvoir, un oracle leur prédit que celui des douze qui, dans le temple de Vulcain, ferait des libations avec un casque d'airain, deviendrait roi de l'Egypte entière; en conséquence, ils n'entraient dans aucun temple les uns sans les autres.
CXLVIII. Il leur parut à propos de laisser un monument érigé en commun, et, en vue de leur gloire, ils bâtirent le la­byrinthe, un peu au-dessus du lac de Mœris, près de la ville des crocodiles. Je l'ai vu et l'ai trouvé au-dessus de tout ce que l'on peut dire. Car, si l'on réunissait, sous un seul aspect, tous les remparts et toutes les constructions de la Grèce, l'ensem­ble parattrait avoir coûté moins de travail et de dépense que le labyrinthe. Quelque admiration que méritent les temples d'Ephèse et de Samos, les pyramides déjà les surpassaient en renommée, car chacune d'elles équivaut aux plus grands édifices des Grecs. Or, le labyrinthe l'emporte de beaucoup sur les pyramides. En effet, il se compose de douze cours couvertes; leurs portes sont vis-à-vis les unes des autres : six du côté du nord, six au midi; un seul mur extérieur enveloppe toutes les cours. Les chambres sont doubles, les unes souterraines, les autres au rez-de-chaussée; il y en a trois mille: quinze cents par étage. Nous avons vu et traversé les chambres hautes, nous en parlons après les avoir visitées; nous ne connaissons les souterraines que par ouï-dire. Car les Egyptiens qui en ont la garde ont refusé de nous les montrer, disant qu'elles renfer­maient les sarcophages des rois fondateurs du labyrinthe, et des crocodiles sacrés. Ainsi nous parlons des chambres inférieures d'après autrui, mais nous avons vu les chambres supérieures, le plus grand des travaux des hommes. Les passages à travers les chambres, les circuits à travers les cours, nous causaient, par leur variété, mille surprises, alors que nous passions d'une cour dans les chambres, des chambres dans des galeries, des galeries dans d'autres espaces couverts, et des chambres dans d'autres cours. Le plafond de toutes les chambres est en même pierre que les murs; murs et plafonds sont ornés d'un grand nombre de figures sculptées. Chaque cour a un péristyle inté­rieur en pierres blanches, merveilleusement appareillées. A chacun des angles du labyrinthe, il y a une pyramide de quarante brasses, sur laquelle sont sculptées des figures diverses; on y entre par une voie souterraine.
CXLIX. Ce labyrinthe, tel que je viens de le décrire, excite cependant moins d'admiration que le lac Mœris auquel il touche. Le lac a de périmètre trois mille six cents stades ou soixante schènes, le même nombre que la côte du Delta. Il s'étend du nord au sud-est et a cinquante brasses dans sa plus grande pro­fondeur; il démontre lui-même qu'il a été creusé et fait de main d'homme : car, vers son centre, deux pyramides de cent brasses chacune, dont moitié dans l'eau et moitié au-dessus de la sur­face ont été construites, l'une et l'autre surmontées d'une grande statue de pierre, assise sur un trône. Ainsi les pyramides ont cent brasses : or cent brasses font un stade de six plèthres, la brasse ayant six pieds ou quatre coudées; le pied ayant quatre palmes, et la coudée six palmes. L'eau du lac ne jaillit point du sol, qui est, en ce lieu-là, prodigieusement aride; elle est amenée du fleuve par des canaux; pendant six mois elle coule dans le lac; pendant six mois elle en sort et re­tourne au Nil. Quand elle reflue hors du lac, elle rapporte au roi un talent d'argent par jour, à cause du poisson; quand elle y entre, seulement vingt mines.
CL. Les habitants me dirent aussi de quelle manière le lac se jette, par un souterrain, dans la Syrte de Libye, en courant à l'ouest dans l'intérieur des terres, le long de la montagne qui est au-dessus de Memphis. Comme je ne voyais pas de monceau provenant de l'excavation du sol, malgré tout mon soin à en chercher, je demandai aux habitants voisins du lac, où était la terre qu'on avait extraite. Ils me dirent où elle avait été em­portée et je les crus facilement; car je savais, pour l'avoir en­tendu raconter, qu'à Ninive, ville des Assyriens, dans une autre circonstance, on avait fait de même. En effet, des voleurs ima­ginèrent de ravir les immenses richesses que le roi Sardanapale gardait en un trésor souterrain. En commençant donc par leur maison, ils creusèrent jusqu'à la demeure royale. Quand la nuit était venue, ils transportaient la terre qu'ils avaient enlevée, dans le Tigre, fleuve qui coule auprès de Ninive. Or, j'appris qu'en l'Egypte, lorsque l'on creusa le lac, on agit pareillement; seulement on n'attendait pas la nuit, mais on opérait en plein jour; les Egyptiens portaient au Nil la terre qu'ils avaient re­tirée, et le fleuve, après l'avoir recueillie. la dispersait. C'est ainsi, dit-on, qu'on a creusé le lac.
CLI. Les douze rois se conformèrent à la justice; le temps s'écoula et, comme ils sacrifiaient dans le temple de Vulcain, le dernier jour de la fête, leur devoir était de faire des libations; le grand prêtre leur apporta donc les coupes d'or dont ils avaient coutume de se servir; mais il se trompa de nombre et, pour eux douze, il n'y eut que onze coupes. Alors le dernier dans l'ordre où ils étaient placés, Psammitique, n'ayant point de coupe, ôta son casque qui était d'airain, le présenta et fit sa libation. Tous les rois portaient des casques et, à ce moment, ils les avaient sur la tête. Psammitique ne songeait pas à mal en se servant de son casque; les rois cependant rapprochèrent ce qu'il avait fait de ce qui était prédit : savoir que celui des douze qui ferait des libations avec un casque d'airain devien­drait seul roi d'Egypte; se rappelant la prophétie, ils ne jugè­rent point cependant qu'il fallût mettre à mort Psammitique, parce qu'ils reconnurent, après examen, qu'il avait agi sans aucune préméditation; mais ils le bannirent dans le marais, le dépouillant de presque tout son pouvoir, et lui interdisant de sortir de sa résidence pour se mêler aux autres Egyptiens.
CLII. Or, ce Psammitique avait fui jadis devant l'Ethiopien Sabacos qui avait tué son père Nécos. Il était réfugié en Sy­rie lorsque l'Ethiopien partit à cause de la vision d'un songe, et ceux des Egyptiens qui habitaient le nome de Saïs le ramenè­rent. Plus tard, étant roi, il fut condamné par les onze, à cause de son casque, à s'en aller une seconde fois dans le marais. Ir­rité de la manière outrageuse dont il avait été traité, il conçut le dessein de se venger de ceux qui l'avaient banni, et d'abord il envoya dans la ville de Buto pour consulter l'oracle de Latone, le plus infaillible de tous ceux de l'Egypte. il reçut cette ré­ponse : "La vengeance viendra par mer, quand apparaîtront les hommes d'airain." Or, il ne pouvait croire à ces hommes d'airain qui devaient être ses auxiliaires. Mais, peu de temps s'était écoulé, lorsqu'une tempête entraîna en Egypte des Ioniens et des Cariens qui avaient mis à la voile pour exercer la pira­terie. Ils débarquèrent couverts d'armes d'airain, et quelqu'un des Égyptiens, qui n'avait jamais vu d'hommes armés de cette manière, alla dans le marais annoncer à Psammitique que des hommes d'airain, venant de la mer, pillaient les campagnes. Celui-ci, comprenant que l'oracle s'accomplissait, fit bon accueil à ces étrangers; il Ies décida par de magnifiques promesses à se joindre à lui. Dès qu'il les eut persuadés, avec leur secours et celui de ses partisans indigènes, il renversa les onze rois.
CLIII. Maître de l'Egypte entière, Psammitique éleva le por­tique du temple de Vulcain à Memphis, qui regarde le midi; il construisit la tour d'Apis, dans laquelle on nourrit Apis, dès qu'il s'est manifesté; il la bâtit vis-à-vis le portique, tout en­tière entourée d'un péristyle et remplie de sculptures; dans ces édifices, des statues de douze coudées sont substituées aux co­lonnes. Apis est l'Epaphus des Grecs.
CLIV. Psammitique donna aux Ioniens et aux Cariens qui l'avaient secondé des terres où ils s'établirent en face les uns des autres, séparés par le Nil. Ce territoire fut appelé le Camp; il le leur donna et il remplit toutes ses autres promesses. De plus, il leur confia des fils d'Égyptiens pour qu'ils leur enseignassent la langue grecque. Les interprètes égyptiens d'aujourd'hui des­cendent de ceux à qui ils l'ont apprise. Les Ioniens et les Ca­riens habitèrent longtemps le même territoire qui est situé vers la mer, un peu au-dessous de la ville de Bubaste, sur la bouche pélusienne du fleuve. Plus tard, le roi Amasis les en fit partir et les établit dans Memphis pour former sa garde contre son peuple. Depuis leur établissement en Egypte, les Grecs ayant entretenu des relations avec ce pays, nous avons su avec exactitude tout ce qui s'y était passé, sous Psammitique et ultérieurement. Ils ont été les premiers qui se soient fixés en Egypte, parlant une autre langue que celle du pays. Les bassins de leurs navires et les ruines de leurs maisons existaient encore de mon temps dans le lieu qu'Amasis leur fit abandonner. Ainsi Psammitique eut toute l'Egypte.
CLV. J'ai déjà mentionné plus d'une fois l'oracle qui existe en cette contrée; je vais maintenant en parler aussi Ionguement qu'il le mérite. Cet oracle est dans l'enclos de Latone, en la grande ville sise sur la bouche du Nil que l'on appelle Sébennytique, l'une des entrées de l'Egypte par mer. Le nom de la ville où se trouve l'oracle est, comme je l'ai dit précédem­ment, Buto; elle contient, en outre, un enclos d'Apollon et de Diane. Le lieu consacré à Latone, où réside l'oracIe, est vaste, et ses portiques ont six brasses de hauteur; par les choses remarquables qu'il renferme, j'indiquerai celle qui m'a paru la plus merveilleuse : c'est le temple même de la divinité, fait d'une seule pierre dont les parois ont en tous sens les mêmes dimensions; elle est haute, longue et large de quarante coudées; une autre pierre forme la toiture, et son entablement est de quatre coudées.
CLVI. C'est bien, de toutes les choses remarquables de l'en­clos, la plus merveilleuse; vient ensuite l'île Chemnis; elle est située contre le temple de Buto, dans un lac vaste et profond et les Egyptiens disent qu'elle est flottante. Je ne rai vue moi-­même ni flotter ni se mouvoir, et j'ai été surpris d'entendre dire qu'il y eût une île flottante. Un vaste temple d'Apollon, où ont été érigés trois autels, existe en cette île où croissent beaucoup de palmiers et d'autres arbres, fruitiers ou stériles. Les Egyptiens, après avoir dit qu'elle est flottante, ajoutent ce récit : Latone, l'une des huit premières divinités, demeurait en la ville de Buto, où est son oracle dont nous parlons. Or, elle vint en cette île, qui alors n'était pas flottante; elle y reçut en dépôt, des mains d'Isis, Apollon, qu'elle sauva en le cachant dans cette île qu'on dit flottante aujourd'hui, lorsque Typhon arriva, cherchant de toutes parts, et voulant trouver le fils d'Osiris. Selon les Egyptiens, Apollon et Diane sont les enfants de Bacchus et d'Isis, et c'est Latone qui les a sauvés et nour­ris. En égyptien, Apollon s'appelle Orus, Cérès Isis, et Diane Bubaste. C'est dans ce récit, et non ailleurs, qu'Eschyle, fils d'Euphorion, seul des anciens poëtes, a puisé l'idée de faire Diane fille de Cérès. C'est ainsi que l'île est devenue flottante, du moins ils le disent.
CLVII. Psammitique régna sur l'Egypte cinquante-quatre ans, et pendant vingt-neuf ans il tint assiégée Azot, grande ville de Syrie, qu'il prit finalement. Cette Azot est, à notre connaissance, celle de toutes les villes qui, étant assiégée, résista le plus longtemps.
CLVIII. Nécos, fils de Psammitique, lui succéda; il mit la première main au canal qui conduit à la mer Rouge, et que le Perse Darius acheva. Sa longueur est de quatre jours de navi­gation, et il est assez large pour que deux trirèmes puissent, à la rame, marcher de front. Il prend l'eau du Nil un peu au­dessus de la ville de Bubaste et passe à la ville arabe de Patumet puis il se jette dans la mer Rouge. Il est creusé d'abord dans la plaine d'Egypte, contiguë à l'Arabie, au-dessus de laquelle s'étend, jusqu'en face de Memphis; la montagne où sont les car­rières. Le canal côtoie longtemps le pied des monts, de l'occi­dent à l'orient : ensuite il traverse les gorges et passe au midi et au sud-ouest de la montagne, jusqu'à ce qu'il atteigne le golfe arabique. Pour aller de la mer du Nord à celle du Sud, qu'on appelle aussi Rouge, le chemin le plus court partirait du mont Casius, qui sépare l'Egypte de la Syrie; il n'y aurait par là que mille stades : c'est la moindre distance; le canal est beau­coup plus long parce qu'il fait beaucoup de détours; en le creu­sant, sous le règne de Nécos, cent vingt mille Egyptiens péri­rent. Nécos s'arrêta à la moitié de l'œuvre, empêché par un oracle qui lui déclara qu'il travaillait pour un barbare; les Egyptiens appellent barbares ceux qui ne parlent point leur langue.
CLIX. Nécos, après avoir abandonné le canal, tourna son attention vers les entreprises guerrières, et il fit construire des trirèmes, tant sur la mer du nord que sur le golfe arabique, dans la mer Rouge; on voit encore les bassins de construction. Il se servit de ces navires selon l'occurrence; cependant il entra par terre en Syrie, se heurta contre ses adversaires à Magdotos, les vainquit, et prit ensuite la grande ville de Kady­tis. Il consacra en l'honneur d'Apollon les vêtements qu'il por­tait en cette guerre, et il les envoya aux Branchides, chez lies Milésiens. Après cette expédition, il mourut, ayant régné seize ans, et il laissa le pouvoir à son fils Psammis.
CLX. Sous le règne de Psammis, des députés éléens allèrent en Egypte. Les Eléens se glorifiaient de diriger les jeux olym­piques avec plus d'honnêteté et de justice que nulle autre part chez les humains, et ils pensaient que les Egyptiens, les plus sages des hommes, ne trouveraient rien qui fût supérieur à leurs règlements. A leur arrivée en Egypte, les Eléens dirent pourquoi ils y étaient venus; alors le roi convoqua ceux de son peuple qui s'étaient fait un renom par leur sagesse. Lorsqu'ils furent réunis, les Eléens leur exposèrent tout ce qui concernait leur manière de régler les jeux, et terminèrent en déclarant que le but de leur voyage était le désir d'apprendre si les Egyptiens pourraient trouver quelque chose de mieux. Après s'être con­sultés, les Egyptiens leur firent cette question : "Vos conci­toyens peuvent-ils concourir ? - Il est permis, répondirent-ils, à qui le veut de prendre part au concours, soit parmi nous, soit parmi les autres Grecs." Or, les Egyptiens répliquèrent qu'en établissant un tel droit ils s'étaient tout à fait écartés de la justice. "il n'y a pas moyen, ajoutèrent-ils, de vous empêcher de favoriser un concurrent, votre concitoyen, au détriment d'un étranger. Si vous avez dessein d'être toujours équitables, si c'est réellement dans ce but que vous êtes venus ici, nous vous ex­hortons à décréter que les jeux sont institués en faveur des étrangers, et que nul des Eléens ne pourra concourir." Voilà ce qu'en Egypte on conseilla aux Eléens.
CLXI. Psammis, après avoir régné seulement une année et avoir fait une expédition en Ethiopie, mourut laissant le trône à son fils Apriès. Celui-ci, après son aïeul Psammitique, fut le plus heureux des anciens rois; il régna vingt-cinq ans, pendant lesquels il porta la guerre en Syrie et livra une bataille navale aux Tyriens. Puis, quand la destinée voulut. qu'il lui arrivât mal, le malheur vint d'une cause que je rapporterai plus lon­guement dans mon histoire de la Libye; je ne dirai présente­ment que ce peu de mots. Apriès ayant envoyé une armée con­tre les Cyrénéens, ses troupes furent complétement défaites. Or, les Egyptiens s'en prirent à lui et se révoltèrent, parce qu'ils s'imaginèrent que leur roi, de dessein prémédité, les avait jetés dans un péril visible, afin qu'ils périssent en grand nombre et qu'il pût régner avec plus de sécurité sur le reste du peuple. Cette idée les irrita au dernier point, et ceux qui avaient échappé, réunis aux proches de ceux qui venaient de succomber, se sou­levèrent ouvertement.
CLXII. A cette nouvelle, Apriès dépêcha vers eux Amasis pour qu'il les apaisât par ses discours. Lorsque celui-ci les eut rejoints, il les arrêta et, tandis qu'il s'efforçait de les détourner de leurs desseins, l'un d'eux, se tenant derrière lui, lui posa sur la tête un casque, en s'écriant qu'il avait ainsi posé ce casque afin qu' Amasis fût roi. Ce qui venait d'être fait ne causa aucun mé­contentement à Amasis, comme il ne tarda pas à le montrer. En effet, dès que les révoltés l'eurent proclamé roi, il se dis­posa à marcher contre Apriès. Le roi l'apprit et envoya Patar­bémis, homme considérable parmi les Egyptiens qui lui étaient restés fidèles, prescrivant à ce messager de lui amener Amasis vivant. Patarbémis alla donc trouver Amasis et lui ordonna de le suivre. Amasis était à ce moment à cheval; il se souleva sur ses étriers, fit un pet et dit : "Emporte cela pour Apriès." L'autre ne laissa pas d'insister, et de l'exhorter à se rendre au­près du roi qui l'avait envoyé. Or, Amasis répondit qu'il s'y était disposé d'avance, qu'Apriès n'aurait point sujet de se plain­dre de lui, qu'il irait rejoindre en personne et qu'il emmène­rait une nombreuse suite. A ces paroles, Patarbémis ne put se faire illusion sur ses projets; il comprit ce qui se préparait et il partit précipitamment, voulant au plus vite apprendre au roi la situation des choses. Lorsqu'il se présenta devant Apriès, sans Amasis, le roi, transporté de colère, sans prendre le temps de la réflexion, lui fit couper le nez et les oreilles. Le reste des Egyptiens qui tenaient encore pour lui, voyant avec quelle in­dignité il traitait l'un des plus éminents d'entre eux, n'hésitè­rent pas : ils rejoignirent incontinent les révoltés, et se donnè­rent eux-mêmes à Amasis.
CLXIII. Aussitôt qu'Apriès en fut informé, il appela aux ar­mes les auxiliaires et il marcha contre les Égyptiens, secondé par les Ioniens et les Cariens au nombre de trente mille, et en­core en possession de la demeure royale de Saïs, palais vaste et digne d'admiration. Apriès se porta donc contre les Egyp­tiens, et Amasis contre les étrangers. Ils arrivèrent des deux parts en la ville de Momemphis, et ils firent les apprêts d'une bataille.
CLXIV. Il y a sept classes d'Egyptiens : les prêtres, les guer­riers, les bouviers, les porchers, les marchands, les interprètes et les pilotes; telles sont les classes d'Egyptiens; elles portent le nom de la profession qu'elles exercent. Les guerriers reçoi­vent aussi du peuple les noms de Calasiries et Hermotybies; ils habitent les nomes ci-après énumérés, et l'Egypte entière est di­visée en nomes.
CLXV. Voici ceux des Hermotybies: Busiris, Saïs, Chemnis, Paprémis, l'île dé Prosopitis et la moitié de Natho; les Hermo­tybies ont leurs domaines sur ces nomes; leur nombre est de cent soixante mille hommes, quand ils sont au grand complet. Nul dieu n'a jamais rien appris des arts mécanique, mais ils se consacrent au métier des armes.
CLXVI. Voici les noms des Calasiries : Thèbes, Bubaste, Aphris, Thanis, Mendès, Sébennys, Athribis, Pharbétis, Thmuis, Onuphis, Anysis, Myecphoris; ce dernier nome occupe une île en face de Bubaste; les Calasiries ont leurs domaines sur ces nomes. Leur nombre est de deux cent cinquante mille quand ils sont au grand complet. Il ne leur est permis de cultiver aucun art mécanique, mais ils exercent les arts de la guerre et se les transmettent de père en fils.
CLXVII. Je ne puis juger avec certitude si les Grecs ont reçu ces usages des Egyptiens, puisque je vois les Thraces, les Scy­thes, les Perses, les Lydiens, et presque tous les barbares, mettre au dernier rang dans leur estime ceux des citoyens qui ont appris les arts mécaniques, ainsi que leurs descendants, et con­sidérer comme plus nobles les hommes qui s'affranchissent du travail manuel, notamment ceux qui s'adonnent à la guerre. Ces idées sont celles de tous les Grecs, surtout des Lacédémoniens; les Corinthiens sont ceux qui méprisent le moins les artisans.
CLXVIII. Les priviléges suivants sont attachés aux guerriers, et, hormis les prêtres, ils sont les seuls des Egyptiens à qui rien de semblable soit accordé : chacun d'eux possède, exempts d'impôts, douze arpents d'excellente terre; l'arpent d'Egypte équivaut à un carré de cent coudées de côté, la coudée étant la même que celle de Samos. Tels sont leurs privilèges. Ils jouis­sent tour à tour, et jamais les mêmes, de ces autres avantages : tous les ans, mille Calasiries et autant d'Hermotybies forment la garde du roi; à ceux-ci outre leurs terres, on donne, chaque jour, cinq mines de pain cuit, deux mines de chair de bœuf et quatre coupes de vin. Voilà ce qu'on donne aux gardes.
CLXIX. Lorsque, marchant les uns contre les autres, Apriès, à la tête des auxiliaires, et Amasis, avec tous les Egyptiens furent arrivés en la ville de Momemphis, ils engagèrent la bataille. Les Etrangers combattirent vaillamment; mais ils étaient inférieurs en nombre et ils luttaient contre une grande multitude; pour ce motif seul, ils furent vaincus. On dit d'Apriès qu'il avait cette pensée : qu'un dieu même ne pourrait lui ôter la royauté, tant il se croyait solidement assis sur le trône. Or, dans cette rencontre, il fut battu et ramené prisonnier à Saïs, en la demeure qui était tout récemment la sienne, désormais celle d'Amasis. Il y fut quelque temps nourri, et le vainqueur le traita avec de grands égards. Enfin les Egyptiens reprochè­rent à celui-ci de manquer de justice en nourrissant l'homme qui le haïssait le plus ainsi qu'eux-mêmes; il le leur livra donc; ils l'étranglèrent et l'inhumèrent en la sépulture de ses aïeux; elle est dans l'enclos de Minerve, tout près du temple, à gauche en entrant. Ceux de Saïs ont enseveli dans cet enclos tous les rois originaires de leur nome. Le sarcophage d'Amasis est à la véritè plus éloigné du temple que celui d'Apriès et de ses pre­décesseurs; toutefois il est dans la même cour de l'enclos : c'est un portique de pierre vaste et orné de colonnes imitant des palmiers, et d'autres, travaux précieux. Sous ce portique se trouve une porte à deux battants, derrière laquelle est le sarco­phage.
CLXX. On voit encore à Saïs des sépultures, dont, en cette circonstance, je ne pourrais sans impiété dire les noms. Elles sont dans l'enclos de Minerve, derrière le termple, et touchent au mur extérieur. L'enclos renferme aussi des obélisques de pierre, et, tout auprès, un lac rond, entouré d'une bordure de pierres, grand, à ce qu'il me semble, comme ce qu'on appelle à Délos le lac circulaire.
CLXXI. Sur ce lac, pendant la nuit, les Egyptiens font ces représentations mimiques de faits réels auxquelles ils donnent le nom de mystères. Quoique je les connaisse et de plus tout ce qui s'y rattache, que cela repose en un silence religieux. Que les rits de Cérès aussi, appelés Thesmophories par les Grecs, quoique je les connaisse, reposent en un silence religieux, hormis ce que l'on en peut dire en toute sainteté. Les filles de Da­naüs sont celles qui ont apporté d'Egypte ces rits et les ont en­seignés aux femmes des Pélasges; ils se perdirent lorsque le Péloponèse fut dépeuplé par les Doriens. Les Arcades, qui n'é­migrèrent pas, et ceux des Péloponésiens qui échappèrent à ce désastre, seuls les ont conservés.
CLXXII. Apriès ayant péri comme je viens de le dire. Amasis régna; il était originaire, du nome de Saïs, de la ville qui porte le nom de Siuph. Les Egyptiens d'abord le méprisèrent, le regardant comme un homme de peu de valeur, parce qu'il était auparavant d'une condition privée et d'une famille obscure; mais il les gagna à force d'habileté et de sagesse. Il avait, parmi de nombreux trésors, un bassin d'or à laver les pieds, dans lequel Amasis lui-même et ses convives se les baignaient habituellement. Il le brisa et en fit faire une statue de dieu qu'il plaça dans la partie de la ville la plus convenable. Les Egyptiens, en passant rendaient de grands honneurs à la statue. Amasis sut comme ils agissaient et, les ayant convoqués, il leur révéla que la statue avait été faite de ce bassin dans lequel, aupara­vant, ils vomissaient, urinaient et se lavaient les pieds, eux qui maintenant avaient pour elle une vénération extrême. Puis, sans s'arrêter, il ajouta qu'il avait été transformé de même que ce bassin; que s'il avait vécu d'abord dans une condition privée, il était devenu leur roi, qu'enfin leur devoir était de l'honorer et de lui montrer du respect. C'est ainsi qu'il gagna les Egyp­tiens, de telle sorte qu'ils jugèrent à propos de se dévouer à son service.
CLXXIII. Voici comme il administrait : dès le point du jour, jusqu'à l'heure où le marché est rempli de monde, il expédiait avec activité les affaires qu'on lui soumettait; puis, à partir de ce moment, il buvait, il raillait ses convives, il se montrait en­joué et frivole. Ses amis, affligés de cette conduite, l'avertirent, lui parlant en ces termes : "0 roi, tu n'as pas une contenance qui te convienne, quand tu te montres si léger; car tu devrais, homme vénérable assis sur un trône vénérable, t'occuper d'affaires toute la journée. Ainsi les Egyptiens reconnaitraient qu'ils sont gouvernés par un grand homme, et tu les entendrais parler mieux de toi. Mais maintenant tu ne fais rien de royal." Or, il leur répondit : "Ceux qui ont un arc, le tendent quand ils veulent s'en servir, et le détendent quand ils s'en sont servi; car s'il était continuellement tendu, il se briserait; ils ne l'em­ploiênt donc pas au delà, du besoin. L'homme doit ménager de même son tempérament; s'il voulait s'appliquer sans relâche et ne faire aucune part aux divertissements, il ne manquerait pas de devenir maniaque ou stupide. Je sais cela et je partage mon temps entre les affaires et les plaisirs." Telle fut sa réponse à ses amis.
CLXXIV. On dit qu'Amasis, même lorsqu'il était simple particulier, aimait à boire, à plaisanter, n'ayant aucune disposition à s'appliquer. Lorsqu'en buvant et se livrant commodément au plaisir, il venait à manquer de ressources, il volait aux alen­tours. Souvent ceux qui l'accusaient d'avoir pris de leurs biens, quand il avait nié, le conduisirent à l'oracle du lieu; plus d'une fois l'oracle le convainquit, et quelquefois il échappa. Dès qu'il fut roi, voici ce qu'il fit : il n'honora plus d'aucune attention ceux des dieux qui l'avaient déclaré non coupable; il ne leur dédia aucun ornement, il n'entra jamais dans leurs temples pour sacrifier à des divinités par lui reconnues indignes et trom­peuses dans leurs oracles. Ceux au contraire qui l'avaient con­vaincu de vol, il les honora grandement, les considérant comme des dieux qui rendaient des oracles dignes de foi.
CLXXV. Ce roi érigea au temple de Minerve à Saïs des por­tiques admirables, surpassant de beaucoup ceux des rois ses prédécesseurs par leur étendue et leur élévation, et encore par les dimensions et la qualité des pierres; d'autre part, il consacra de grandes statues et d'énormes sphinx; enfin il fit trans­porter, pour les réparations de l'édifice, des pierres d'une gros­seur extraordinaire. Il les tira, les unes des carrières près de Memphis; les autres, les plus grandes, de la ville d'Eléphantine, à vingt jours de navigation de Saïs. Mais cet autre travail me paraît pIus merveilleux encore : il fit venir d'Eléphantine, une chambre d'une seule pierre; deux mille hommes comman­dés à cet effet, tous pilotes, mirent trois ans à la transporter. Elle a de long extérieurement vingt et une coudées, quatorze de large, huit de haut; ces mesures sont prises en dehors de la chambre monolithe; en dedans, la longueur est de dix-huit coudées et vingt doigts, la largeur de douze coudées, la hauteur de cinq. Elle est placée à l'entrée de l'enclos; car elle n'y a pas été introduite, pour ce motif, dit-on : l'architecte, quand on travaillait à la faire avancer, se prit à gémir, affligé de l'œuvre elle-même et du temps considérable qu'elle coûtait; Amasis en fut frappé et se fit scrupule de permettre qu'on la tirât plus loin; d'autres prétendent qu'un de ceux qui manœu­vraient les leviers périt écrasé sous la chambre, et que, de ce moment, on cessa de la faire mouvoir.
CLXXVI. Amasis consacra encore, dans tous les autres tem­ples célèbres, des œuvres dignes d'admiration par leur gran­deur et entre autres, à Memphis, la statue colossale que l'on voit couchée à la renverse, devant le temple de Vulcain; elle a soixante-quinze pieds de long, et sur la même base sont érigés deux colosses de pierre d'Ethiopie, hauts chacun de vingt pieds, l'un d'un côté du temple, le second de l'autre côté. Il y a aussi à Saïs une grande statue de pierre, couchée comme celle Memphis. Enfin, dans cette dernière ville, c'est Amasis qui a bâti le vaste et magnifique temple d'Isis.
CLXXVII. On dit que sous le règne d' Amsis la prospérité de l'Egypte fut extrême; le fleuve prodigua les biens à la contré, et la contrée aux hommes; le nombre des villes habitées s'éleva jusqu'à vingt mille. Amasis est l'auteur de la loi oblige tout Egyptien à montrer, chaque année, au gouverneur de son nome, d'où il tire ses moyens d'existence, et celui qui n'obéit pas, celui qui ne parait pas vivre à l'aide de ressources légitimes, est puni de mort. Solon l'Athénien, ayant ptris cette loi en Egypte, l'imposa à ses concitoyens, qui l'observent encore et la jugent irréprochable.
CLXXVIII. Amasis aimait les Grecs; du moins il accueillit avec faveur quelques-uns d'entre eux, et il assigna pour résidence à ceux qui venaient en Egypte la ville de Naucratis. A ceux qui n'avaient pas dessein de s'y fixer et se bornaitent à trafiquer par mer; il donna des emplacements où ils pussent ériger des autels et des temples. Le plus grand de ces enclos sacrés, le plus célèbre, le plus fréquenté, celui qu'on appelle Hellénium, a été bâti en commun par les Ioniens de Chios, de Téos, de Phocée et de Clazomène, par les Doriens de Rhôdes, de Cnide, d'Halicarnasse et de Phasélis, et par les Eoliens de la seule Mytilène. Le temple appartient à toutes ces villes, et les préposés aux affaires commerciales sont institués par elles. Les autres cités qui participent au temple le font sans y avoir droit. En outre, les Eginètes ont construit, pour eux-mêmes, le temple de Jupiter; les Samiens, celui de Junon; les Milésiens, celui d'Apollon.
CLXXIX. Naucratis était autrefois le seul marché de l'Egypte; il n'y en avait point d'autre. Si quelque navigateur remontait une autre bouche du fleuve, il devait jurer que ce n'était pas volontairement. Après ce serment il fallait qu'il gagnât par mer la bouche canopienne. Si les vents contraires s'y opposaient, on l'obligeait à conduire sa cargaison sur des barques à travers le Delta jusqu'à Naucratis. Ainsi cette ville était privilégiée.
CLXXX. Lorsque les Amphictyons firent un marché moyennant trois mille talents pour la reconstruction du temple de Delphes, celui qui maintenant existe, car l'ancien avait brûlé, ils mirent à la charge des Delphiens le tiers de la somme. Ceux-ci allèrent de ville en ville et recueillirent des dons; en faisant cette collecte, ils ne rapportèrent pas de l'Egypte une offrande médiocre; en effet, Amasis leur donna mille talents d'alun; et ils eurent des Grecs domiciliés en Egypte vingt mines d'argent.
CLXXXI. Amasis fit avec ceux de Cyrène un traité d'amitié et d'alliance et résolut de se marier en ce pays, soit qu'il désirât une femme grecque, soit par affection pour les Cyrénéens. il épousa ­donc, selon les uns la fille de Battus, selon d'autres celle d'Arcé­silas, et selon d'autres encore celle de Critobule, homme considérable de la vilIe. Le nom de l'épousée était Ladice; or, quand il était au lit avec elle, il ne pouvait en jouir, quoique nullement impuissant avec les autres femmes. Comme cet état se prolongeait, Amasis dit à cette Ladice : "O femme, tu as usé avec moi de maléfices et il n'existe aucun moyen de te soustraire à la mort la plus affreuse que jamais femme ait subie." Elle nia, mais sans réussir à l'apaiser; alors elle fit vœu à Vénus, si Amasis cette nuit même s'unissait à elle (car c'était par là seulement qu'elle pouvait être sauvée), d'envoyer à Cyrène une statue d'or. Aussitôt le vœu fait soudain Amasis s'unit à elle, et, à partir de ce moment, il y réussit toutes les fois qu'il s'appro­cha de sa femme; et il l'aima beaucoup. Ladice accomplit son vœu à la déesse; elle fit faire la statue et l'envoya à Cyrène, où de mon temps encore on la voit intacte; elle est érigée hors de la ville. Lorsque Cambyse fut maître de l'Egypte et qu'il eut appris de Ladice elle-même qui elle était, il la renvoya saine et sauve à Cyrène.
CLXXXII. Amasis consacra aussi des offrandes en Grèce; d'une part, dans Cyrène : a Minerve, son portrait peint et une statue dorée; d'autre part, dans Lindus : à Minerve, deux sta­tues de pierre et une cuirasse de lin digne d'être remarquée; d'autre part encore, dans Samos : à Junon, deux images de sa personne, en bois, qui de mon temps étaient dans le grand tem­ple, derrière la porte. Il fit ces dons : à Samos, à cause de son amitié pour Polycrate; à Lindus, non qu'il eût avec cette ville aucun lien; mais parce que; dit-on, le temple de Minerve y a été bâti par les filles de Danaüs, qui s'y étaient arrêtées lorsqu'elles fuyaient les fils d'Egyptus. Telles sont les offrandes d'Amasis. Il fut le premier qui prit Chypre et l'assujettit à payer un tribut.

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