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vendredi 27 février 2009

Euterpe - ch. 061 à 120

Histoires - Livre II - Euterpe

Hérodote

Traduit par Pierre Giguen - 1860


LXI. J'ai dit précédemment comment l'on célèbre à Busiris, la fête d'Isis. Après les sacrifices, les hommes et les femmes, au , nombre de plusieurs myriades, se portent des coups; pour quel dieu ils se frappent, ce serait de ma part une impiété de le dire. Les Cariens établis en Egypte font cela et plus encore; ils se donnent au front des coups de couteau; par là, ils montrent, qu'ils sont étrangers, et non Egyptiens.
LXII. Lorsque ces derniers sont rassemblés pour faire des sacrifices en la ville de Saïs, pendant une certaine nuit, ils al­lument tous un grand nombre de lampes en plein air autour des maisons. Or, ces lampes sont de petits vases remplis de sel et d'huile; la mèche flotte à la surface. Elle brûle toute la nuit, et cette fête a le nom de fête des lampes. Ceux des Egyptiens qui ne sont point venus à la réunion, observant la nuit du sacrifice, allument tous aussi des lampes, de sorte que ce n'est pas seu­lement la ville de Saïs qui est illuminée, mais l'Egypte tout en­tière. Pour quel motif cette nuit a-t-elle sa part de lumières et d'honneur ? On le raconte en une légende sacrée.
LXIII. A Héliopolis, à Buto, les assistants se bornent à immo­ler des victimes. A Papremis on offre les mêmes sacrifices, on observe les mêmes cérémonies que dans les autres villes; de plus, lorsque le soleil commence à décliner, quelques prêtres sont occupés autour de la statue; les autres, en beaucoup plus grand nombre, armés de bâtons, se tiennent à l'entrée du tem­pIe; le peuple, c'est-à-dire plusieurs milliers de personnes, accomplissant leurs vœux, pareillement armés, sont rassemblés du côté opposé. Or, la veille, on a transporté du temple en une autre station la statue que renferme une petite chapelle de bois doré; les prêtres, que l'on a placés auprès de la statue, se met­tent à tirer un char à quatre roues pour reconduire au grand temple la chapelle de bois et la statue qu'elle contient, mais ceux qui sont sous le portique leur en refusent l'entrée. La foule des dévots, accourant au secours du dieu, les frappe; ils se dé­fendent; un violent combat à coups de bâtons s'ensuit, et mainte tête est fracassée. Je présume qu'un grand nombre meu­rent de leurs blessures; cependant les Egyptiens affirment que jamais personne n'a été tué.
LXIV. ils racontent ainsi l'origine de ce rit : la mère de Mars demeurait en ce temple; le dieu; élevé ailleurs, devint adulte et voulut entrer pour converser avec sa mère; les ser­viteurs, qui ne l'avaient jamais vu, ne le lui permirent pas et le repoussèrent; il rassembla des hommes d'une autre ville; il traita rudement ceux qui l'avaient rebuté et pénétra auprès de sa mère. Voilà, disent-ils, d'où vient l'usage de ce combat pen­dant la fête de Mars. Les Egyptiens sont les premiers qui aient établi, comme règle religieuse, de ne point avoir commerce avec des femmes dans l'intérieur des temples et de n'y point rentrer, après s'être uni à une femme, sans faire des ablutions. En effet, presque tous les hommes (à l'exception des Égyptiens et des Grecs) font l'amour dans les temples, ou y entrent dès leur lever en quittant leurs femmes, sans ablutions, estimant que les humains ne diffèrent en rien des autres animaux. Car, voyant le reste des bêtes et les oiseaux s'accoupler dans les temples et dans les bois sacrés, ils disent qu'il n'en serait pas ainsi si les dieux ne l'avaient pour agréable. Certes, ce raison­nement et ce qui s'ensuit sont loin de me paraître convenables.
LXV. Mais les Egyptiens observent avec une extrême atten­tion toutes les prescriptions religieuses, et en particulier celles que je vais rapporter. Quoique limitrophe de la Libye, leur con­trée n'est point infestée de bêtes farouches; les animaux qu'ils connaissent sont tous réputés sacrés, tant ceux qui vivent avec les hommes que ceux qui n'y vivent pas. Si je disais pourquoi ils les consacrent, je pénétrerais en mon récit jusqu'aux choses divines, dont j'évite surtout de rien raconter : car, s'il m'est ar­rivé de les effleurer, je ne l'ai point fait sans être contraint par la nécessité. Il existe, au sujet des animaux, une coutume que je vais exposer : des gardiens des deux sexes sont désignés pour nourrir chaque espèce séparément; le fils succède au père dans cette fonction honorifique. Les habitants des villes accomplis­sent leurs vœux par l'entremise de ces gardiens; lorsqu'ils ont fait un vœu à la divinité à laquelle appartient l'un des animaux, ils rasent soit la tête entière, soit la moitié, soit le tiers de la tête de leurs fils; il mettent dans les plateaux d'une balance, d'un côté les cheveux, de l'autre leur poids en argent; quel que soit ce poids, ils le donnent à la gardienne de l'animal; celle-ci, en échange, coupe par morceaux des poissons et les jette à ses bêtes pour leur servir de pâture : telle est la nourri­ture qui leur est offerte. Si quelqu'un tue l'une de ces bêtes volontairement , il est puni de mort; s'il la tue involontairement, il paye une amende que fixent les prêtres. Celui qui tuerait volontairement ou involontairement un ibis ou un épervier serait infailliblement mis à mort.
LXVI. Quel que soit le nombre des animaux nourris avec les hommes, il serait beaucoup plus considérable encore, s'il n'ar­rivait point aux chats ce que je vais dire. Quand les femelles ont mis bas, elles ne s'approchent plus des mâles; ceux-ci, cher­chant à s'accoupler avec elles, n'y peuvent réussir. Alors ils imaginent d'enlever aux chattes leurs petits; ils les emportent et les tuent; toutefois, ils ne les mangent pas après les avoir tués. Les femelles, privées de leurs petits, et en désirant d'au­tres, ne fuient plus les mâles : car cette bête aime à se repro­duire. Si un incendie éclate, les chats sont victimes d'impulsions surnaturelles; en effet, tandis que les Egyptiens, rangés par intervalles, sont beaucoup moins préoccupés d'éteindre le feu que de sauver leurs chats, ces animaux se glissent par les espa.ces vides, sautent par-dessus les hommes et se jettent dans les flammes. En de tels accidents, une douleur profonde s'empare des Egyptiens. Lorsque, dans quelque maison, un chat meurt de sa belle mort, les habitants se rasent seulement les sourcils; mais si c'est un chien qui meurt, ils se rasent le corps et la tête.
LXVII. On transporte en des maisons consacrées les chats morts; ensuite, après les avoir embaumés, on les inhume à Bu­baste. Les chiens sont inhumés, chacun dans sa ville, en des chambres consacrées, les ichneumons de même. Les musarai­gnes, les éperviers sont conduits à Buto, les ibis à Hermopolis. Les ours, qui sont très rares, et les loups, dont la taille n'excède guère celle des renards, sont enterrés au lieu où on les a trouvés étendus.
LXVIII. Le crocodile est de la nature que je vais décrire. Pendant les quatre mois les plus froids il ne mange rien; quoique quadrupède , il vit à la fois sur terre et dans l'eau; il pond ses œufs à terre et les y fait éclore. Il passe sur le rivage la plus grande part du jour, et toute la nuit dans le fteuve; car l'eau est plus chaude que le serein et la rosée. De tous les êtres mortels que nous connaissons, celui-ci, de la moindre taille parvient à la plus grande; ses œufs ne sont guère plus gros que ceux d'une oie; le petit naît de la longueur de l'œuf, et il s'accroît jusqu'à dix-sept coudées, quelquefois plus. Il a des yeux de porc, de grandes dents et des défenses en saillie, proportion­nées à la longueur du corps. Il est le seul des animaux qui n'ait point de langue. Sa mâchoire inférieure est immobile et il en approche sa mâchoire supérieure, en quoi il est encore unique parmi les créatures. Il a de fortes griffes, et sur le dos des écailles qu'il est impossible d'entamer. Aveugle dans l'eau, à terre sa vue est très-perçante; or, comme il passe la plupart du temps dans le fleuve, sa bouche entière est remplie d'insec­tes qui lui sucent le sang. Bêtes et oiseaux le fuient, mais avec lui le trochile vit en paix, parce que cet oiseau lui rend service. En effet, lorsque le crocodile sort de l'eau et monte à terre, son premier besoin est d'aspirer le souffle du zéphyr; il y arrive donc la gueule béante, alors le trochile y pénètre et le délivre des insectes qu'il avale. Le crocodile reçoit ce service avec joie et ne fait jamais de mal au trochile.
LXIX. Pour tels des Egyptiens, le crocodile est sacré; pour tels autres, il ne l'est pas; ceux-ci le traitent en ennemi. Autour de Thèbes et du lac Mœris, les habitants estiment qu'il est sa­cré. Chacun d'eux élève un crocodile que l'éducation apprivoise; ils lui passent dans les oreilles des pendants et des boucles de cristal et d'or; ils entourent de bracelets ses pattes de devant; ils lui donnent des aliments choisis provenant des sacrifices. Enfin, vivant, ils le soignent de leur mieux; mort, ils l'embau­ment et l'inhument dans les sépultures consacrées. Au con­traire, ceux qui habitent le territoire d'Éléphantine mangent des crocodiles, ne les croyant en aucune façon sacrés. Le nom de cet animal n'est pas crocodile, mais champse. Les Ioniens l'ont appelé crocodile, lui trouvant par sa forme de la ressem­blance avec les lézards (κροκόδειλος) qui naissent dans les murs de clôture.
LXX. Les Egyptiens ont plusieurs manières de les prendre; je vais décrire celle qui m'en parait le plus digne. Le pêcheur, après avoir amorcé l'hameçon avec le dos d'un porc, le laisse aller au milieu du fleuve; lui-même, sur le rivage, tient un petit cochon vivant et le frappe. Le crocodile, ayant entendu les cris, court du côté d'où ils viennent, et, rencontrant l'amorce, il l'avale; des hommes alors le retirent de l'eau; lorsqu'ils l'ont amené à terre, le pêcheur avant tout lui bouche les yeux avec de l'argile. Cela fait, l'animal est du reste facilement dompté; autrement on n'en viendrait pas à bout sans peine.
LXXI. Les hippopotames, dans le nome de Papremis, sont sa­crés; pour les autres Egyptiens, ils ne le sont pas. Voici la na­ture et la forme de cet animal : il est quadrupède, à pieds four­chus, avec des sabots de bœuf; son nez est épaté; il montre des défenses en saillie; il a la crinière, la queue et les hennisse­ments du cheval; sa taille est celle des bœufs les plus forts; sa peau est d'une telle épaisseur qu'on en fait des javelots quand elle est desséchée.
LXXII. Il y a aussi des loutres dans le fleuve; on les re­garde comme sacrées. Parmi les poissons, le lépidote et l'an­guille sont, dit-on, consacrés au Nil, et, parmi les oiseaux, l'oie d'Egypte.
LXXIII. Il y a un autre oiseau sacré qu'on appelle le phénix; je ne l'ai jamais vu, si ce n'est en peinture, car il vient rarement en Egypte; tous les cinq cents ans, à ce que disent les habitants d'Héliopolis; ils ajoutent qu'il arrive lorsque son père est mort. S'il existe réellement comme on le représente, le plumage de ses ailes est rouge et doré; par la taille , il ressemble surtout à l'aigle. Voici, dit-on, ce qu'il fait, et cela ne me parait guère croyable : prenant son essor de l'Arabie, il apporte dans le temple du Soleil, à Héliopolis, son père enveloppé de myrrhe et il l'y ensevelit de la manière suivante : il pétrit de la myrrhe et en façonne un œuf aussi gros que ses forces, qu'il essaye, lui permettent de le porter. Lorsqu'il en a fait l'épreuve, il creuse l'œuf et y introduit son père, puis, avec d'autre myrrhe, il comble le creux où il l'a placé, de manière à retrouver le poids primitif; enfin il emporte l'œuf en Egypte dans le temple d'Héliopolis. Voilà, dit-on, ce que fait cet oiseau.
LXXIV. On voit autour de Thèbes des serpents sacrés qui ne font point de mal aux hommes; ils sont fort petits et portent des cornes au sommet de la tête; à leur mort, on les inhume dans le temple de Jupiter, car on les dit consacrés à ce dieu.
LXXV. Il y a en Arabie une contrée située à peu près en face de la ville de Buto; je m'y suis rendu pour m'y informer des serpents ailés; à mon arrivée, j'ai vu des os et des arêtes de serpents en une quantité dont il est impossible de donner idée; il y avait de nombreux monceaux d'arêtes, les uns énor­mes, d'autres médiocres, et aussi de petits. Le lieu où sont ré­pandues ces arêtes est le passage d'une étroite vallée à une vaste plaine, laquelle est contiguë à celle de l'Egypte. Voici ce qu'on en dit : au retour du printemps, les serpents ailés s'abat­tent de l'Arabie en Egypte; mais les ibis vont à leur rencontre dans ce passage, les empêchent de pénétrer et les tuent. A cause de cela, les Arabes disent que l'ibis est grandement honoré par les Egyptiens; ceux-ci sont d'accord avec les premiers sur ces honneurs et leur origine.
LXXVI. La forme de l'ibis est celle-ci : tout entier d'un noir très-foncé, il a des pattes de grue; son bec est en grande partie courbé, sa taille est celle du crex. Tel est l'aspect de ces noirs adversaires des serpents; mais les ibis (il y en a de deux es­pèces) qui se trouvent le plus sous les pas des hommes, ont la tête et la gorge pelées, leur plumage est blanc, sauf la tête, le cou, le bord des ailes et l'extrémité de la queue, qui sont d'un noir très-foncé; leurs pattes et leur bec sont les mêmes que chez l'autre espèce. Les serpents sont conformés comme des couleuvres d'eau; leurs ailes, sans plumes, ressemblent beau­coup à celles de la chauve-souris. Que ce que je viens de dire des animaux sacrés suffise.
LXXVII. Les Egyptiens qui habitent la partie cultivée du pays, sa plaisant à orner leur mémoire, sont les plus doctes de tous les hommes que j'aie abordés et expérimentés. Voici leur régime : très-attentifs à conserver leur santé, chaque mois, trois jours de suite, ils provoquent des évacuations en prenant des vomitifs et des clystères, car ils pensent que toutes les maladies de l'homme proviennent des aliments. Indépendamment de ces précautions, les Egyptiens sont, après les Libyens, les mieux portants de tous les mortels, selon moi, à cause de la constance des saisons; en effet , les maladies nous arrivent à la suite des changements de toutes choses, et surtout des saisons. Ils se nour­rissent de pains qu'ils font avec le dourah et auxquels ils don­nent le nom de cyllestis; ils boivent un vin qu'ils fabriquent avec de l'orge, car il n'y a point de vigne dans la contrée. Ils mangent des poissons, les uns séchés au soleil et crus, les autres salés dans des séchoirs au sortir de la mer; ils mangent, parmi les oiseaux, des cailles et des canards, et, en outre, de petits oiseaux crus, qu'ils ont fait sécher. Tous les autres oiseaux et les poissons qu'ils ont chez eux, hormis ceux qu'ils reconnais­sent comme sacrés, font partie de leurs aliments, rôtis ou bouillis.
LXXVIII. Aux banquets des riches, quand le repas est achevé, un homme apporte, dans un cercueil, l'image en bois d'un corps mort imité parfaitement par le sculpteur et le peintre, et long d'une ou de deux coudées. Cet homme, le montrant à chacun des convives, dit : "Vois celui-ci, bois et tiens­-toi joyeux; tel tu seras après ta mort." Voilà ce qu'ils font à leurs festins.
LXXIX. Ils observent les coutumes de leurs pères et n'en adoptent pas de nouvelles. Ils en ont beaucoup de très-remarquables et, parmi celles-ci, est le linus, chant en usage chez les Phéniciens, à Chypre et ailleurs, mais qui change de nom chez ces nations diverses. Or, il se trouve que c'est le même que chan­tent aussi les Grecs, en lui donnant ce nom de linus; de sorte qu'au nombre de tant de choses surprenantes qui existent en Egypte, il faut ranger la source inconnue où elle a puisé le li­nus. il semblerait qu'elle l'a toujours chanté; en égyptien, linus se dirait manérus, et les Egyptiens disent que c'est le nom du fils unique de leur premier roi, que Manérus étant mort préma­turément, le peuple l'honora par ses lamentations et que de là leur est venu ce premier et unique chant.
LXXX. Avec les Lacédémoniens seuls, les Egyptiens sont d"accord sur cet autre usage : les jeunes gens, lorsqu'il rencontrent leurs anciens, cèdent le pas, et font un détour; à leur ap"proche, ils se lèvent de leurs siéges. Mais sur celui qui suit, ils ne se rapportent à aucune nation hellénique : au lieu de se sa­luer de la voix dans les rues, ils se saluent en laissant tomber leur main jusqu'au genou.
LXXXI. Ils sont vêtus de tuniques de lin, avec des franges autour des jambes; ils donnent à ces franges le nom de calasiris, et, par-dessus la tunique, ils portent des manteaux de laine blanche. Toutefois on n'entre point dans les temples avec de la laine; on n'en laisse pas à ceux qu'on ensevelit : ce serait une impiété. A cet égard, ils sont d'accord avec les traditions orphiques qu'on appelle aussi bachiques, et qui sont observées à la fois par les Egyptiens et par les Pythagoriciens. Car chez ces derniers c'est une impiété d'ensevelir dans des tissus de laine celui qui est initié aux mystères. On donne à cet usage un mo­tif religieux.
LXXXII. Les Egyptiens ont encore imaginé ce qui suit : chaque mois, chaque jour appartient à quelqu'un des dieux, et tout homme peut prévoir, d'après le jour de sa naissance, ce qui lui arrivera, comment il mourra et quel il sera. Les poëtes grecs se sont approprié cette croyance. Les Egyptiens ont ob­servé plus de prodiges que tous les autres hommes; car ils n'en laissent passer aucun sans l'examiner et prendre note de ce qui s'ensuit, de sorte que, si quelque prodige semblable se repré­sente, ils jugent, de ses conséquences d'après le premier.
LXXXIII. Chez eux l'art divinatoire n'est attribué à aucun homme, mais à certains dieux : les oracles de la contrée sont ceux d'Hercule, d'Apollon, de Minerve, de Diane, de Mars, de Jupiter et de Latone; c'est ce dernier qu'ils honorent le plus, il réside en la ville de Buto. Ces oracles ne se rendent pas d'une manière uniforme, ils diffèrent les uns des autres.
LXXXIV. La médecine en Egypte est partagée : chaque mé­decin s'occupe d'une seule espèce de maladie et non de plusieurs. Les médecins, en tous lieux, foisonnent, les uns pour les yeux, d'autres pour la tête, d'autres pour les dents, d'autres pour le ventre, d'autres pour les maux internes.
LXXXV. Voici quelles sont leurs lamentations et leurs funé­railles. Lorsqu'ils perdent un parent dont ils faisaient grande estime, toutes les femmes de la famille, après s'être souillé de fange la tête et la figure, laissent le corrs à la maison, s'en vont çà et là par la ville, se frappent la poitrine découverte et les seins nus, en compagnie de toutes celles qui ont avec elles des relations d'amitié. D'un autre côté, les hommes, la poitrine découverte aussi, se frappent pareillement; cela fait, ils empor­tent le corps pour le faire embaumer.
LXXXVI. Il y a des personnes préposées à ce soin et qui possèdent cet art. Lorsque le mort leur a été apporté, les embaumeurs montrent aux porteurs des modèles de cadavres en bois, imités par la peinture, et ils indiquent celui qu'ils disent le plus digne d'attention, dont je ne crois pas convenable de donner le nom ici; ils font voir après celui-là le second, qui est d'un prix moindre; et enfin le troisième, le moins coûteux. Après s'être expliqués, ils demandent aux porteurs comment ceux-ci veulent qu'ils opèrent sur le défunt. Aussitôt qu'ils sont tombés d'accord sur, le salaire, les porteurs s'en vont. Les autres, restés seuls chez eux, procèdent de cette manière à l'embaumement de première classe. D'abord, avec un fer courbé, ils extraient la cervelle par les narines, du moins la plus grande part, et le reste par l'injection de substances dissol­vantes. Ensuite, avec une pierre éthiopienne aiguisée, ils fen­dent le flanc, font sortir tous les intestins de l'abdomen, le la­vent avec du vin de palmier, le saupoudrent de parfums broyés, et finalement le recousent après l'avoir rempli de myrrhe pure concassée, de cannelle et d'autres parfums, dont l'encens seul est exclu. Ces choses faites, ils sèchent le corps dans du natron, et l'y laissent plongé pendant soixante-dix jours, pas davantage; ce n'est point permis. Au bout de ces soixante-dix jours, ils lavent le corps et l'enveloppent tout entier de bandelettes du lin le plus fin, enduites de gomme, dont les Egyptiens font un grand usage au lieu de colle. Les parents reprennent alors le cadavre, le renferment dans un coffre de bois à forme humaine, et le déposent debout contre le mur dans la chambre sépulcrale. Tel est l'embaumement le plus coftteux.
LXXXVII. Pour ceux qui préfèrent l'embaumement moyen et veulent éviter une grande dépense, les embaumeurs font les préparations suivantes. Après avoir rempli leurs seringues d'huile de cèdre, ils injectent cette huile dans l'abdomen du mort, sans rouvrir ni en retirer les entrailles, et ils ont soin de retenir le liquide, de telle sorte qu'il ne puisse s'échapper. Ensuite, ils plongent le corps dans le natron et l'y laissent le temps prescrit, puis ils font sortir des cavités l'huile de cèdre, que d'abord ils y ont introduite. Or elle a assez de force pour emporter avec elle intestins et viscères; elle a tout liquéfié. Exté­rieurement le natron a desséché les chairs, et il ne reste du mort que la peau et les os; ces choses faites, ils le rendent en cet état et ne s'en occupent plus. LXXXVIII. Voici le troisième embaumement à l'usage de la classe pauvre : les embaumeurs font dans les intestins une injec­tion de raifort et ils sèchent le corps dans le natron, pendant les soixante-dix jours; ensuite ils le rendent pour qu'on l'em­porte.
LXXXIX. Lorsque les femmes des hommes illustres meurent, on ne les donne pas immédiatement à embaumer, non plus que celles qui ont été belles ou considérées, mais après le troisième ou quatrième jour on les livre aux embaumeurs. On prend cette précaution de peur que ceux-ci ne s'unissent à ces femmes, car l'un d'eux, dit-on, a été surpris souillant le corps frais d'une femme décédée, et son compagnon en a porté l'accusation contre lui.
XC. Quiconque, parmi les Egyptiens ou les étrangers indis­tinctement, est trouvé mort, après avoir été saisi par un croco­dile ou entrainé par le fleuve, quelle que soit la ville où son corps ait abordé, est de droit embaumé par les soins des habi­tants. Ce sont eux qui font ses funérailles de la manière la plus coûteuse et qui le déposent dans leurs chambres sépulcrales. Il n'est permis ni à ses amis, ni à ses proches, de le toucher, mais les prêtres du Nil s'en emparent et l'ensevelissent comme un corps plus qu'humain.
XCI. Ils évitent d'user de coutumes grecques et, pour tout dire, d'aucune de celles des autres hommes. Tous les Egyptiens y prennent une attention extrême. Néanmoins il se trouve, près de Néapolis, dans le nome de Thèbes, une grande ville dont le nom est Chemnis. En cette ville, on voit un temple carré, consacré à Persée, fils de Danaé, alentour duquel croissent des palmiers. Ses portiques sont en pierres, très-élevés et surmontés de deux grandes statues de pierre. Ils entourent le sanctuaire, qui renferme la statue de Persée. Les Chemnites disent que Persée leur est souvent apparu, tant dans le pays que dans l'in­térieur du temple, qu'ils ont ramassé l'une de ses sandales longue de deux coudées; d'ailleurs, ajoutent-ils, toutes les fois qu'il s'est montré, l'Egypte a prospéré. Voilà ce qu'ils disent et voici ce qu'ils font en l'honneur de Persée, à l'imitation des Grecs : ils célèbrent des jeux gymniques où l'on concourt pour les mêmes prix qu'aux autres jeux et où les vainqueurs reçoi­vent des bestiaux des manteaux, des peaux de bêtes. Lorsque je leur demandai pourquoi chez eux seuls Persée avait coutume d'apparaître, et pourquoi ils s'étaient distingués des autres Egyptiens en instituant des jeux gymniques, ils me répondirent que Persée était originaire de leur ville; qu'en effet Danaüs et Lyncée, chemnites tous les deux, s'étaient rendus par mer en Grèce. A partir de ces héros ils énumérèrent leurs descendants jusqu'à Persée, puis ils ajoutèrent : "Celui-ci étant arrivé en Egypte à l'occasion que rapportent aussi les Grecs, c'est-à dire après avoir enlevé en Libye la tête de la Gorgone, visita notre ville et nous reconnut tous pour ses parents; avant de faire le voyage, il avait appris de sa mère le nom de Chemnis, et c'est par son ordre que nous avons institué des jeux gymniques."
XCII. Tous les Egyptiens qui vivent au delà des marais ob­servent les coutumes que je viens de décrire. Ceux qui habitent les marais les ont toutes adoptées, et notamment celle de n'é­pouser qu'une femme, comme les Grecs. Mais, pour se procurer abondance d'aliments, ils ont des habitudes à eux particulières. Lorsque le fleuve est rempli et qu'il a fait des champs une mer, une multitude de lis, que les Egyptiens appellent lotus, germent dans l'eau. Ils les récoltent, les font sécher au soleil, pilent le dedans de cette plante, lequel ressemble au pavot, et en font du pain qu'ils cuisent au feu. La racine du lotus aussi est ali­mentaire, assez douce, ronde et de la grosseur d'une pomme. Le fleuve produit encore des lis, semblables à des roses; leurs fruits sortent de la racine dans des calices à part qui ont des alvéoles de même que des nids de guêpes; ils sont comestibles et gros comme des noyaux d'olive; on les consomme verts ou desséchés. Le byblus est une plante annuelle; les Egyptiens l'arrachent aussi des marais et en coupent la partie supérieure pour divers usages : ce qui reste du pied, long d'une coudée, ils le mangent ou le vendent. Pour avoir un bon byblus, il faut le faire cuire à l'étouffée dans un fourneau chauffé jusqu'au rouge; c'est ainsi qu'on le sert. Plusieurs habitants du marais ne vivent que de poissons; ils les pêchent, les vident, les font sécher au soleil et les mangent en cet état.
XCIII. Les poissons qui vont par bandes sont rares dans le fleuve; ils vivent dans les marais, et, quand ils éprouvent le désir de se reproduire, ils nagent en foule à la mer. Les mâles ouvrent la marche, jetant çà et là leur semence; les femelles, qui les suivent, l'absorbent et deviennent pleines. Après qu'elles ont été ainsi fécondées dans la mer, elles reprennent le chemin de leur de­meure accoutumée; mais les mâles ne les conduisent plus; elles mêmes nagent en avant; elles sont à la tête et en troupe, comme les mâles précédemment. En nageant, elles pondent leurs œufs, de la grosseur des moindres grains de millet; viennent derrière elles les mâles, qui avalent ces petits grains. Or, ces grains sont des poissons; ceux qui ne sont point dévorés profitent, et des poissons en naissent. Dans le voyage à la mer, les poissons que l'on prend ont la tête meurtrie du côté gauche; ceux que l'on pêche au retour l'ont meurtrie du côté droit. Voici pourquoi : en partant, ils ne quittent pas la côte, et appuient à gauche; en revenant, ils appuient à droite, rasant la terre, effleurant le ri­vage le plus qu'ils peuvent, de peur que le flot ne les entraîne loin de leur route. Lorsque la crue du Nil commence, il remplit d'ahord les bas-fonds et les terrains des rives, que ses infiltrations rendent marécageux. Tout cela est bientôt plein, et aussitôt les petits poissons y foisonnent. Je crois comprendre d'où, vrai­semblablement, ils proviennent. L'année précédente, quand le fleuve s'est retiré, les femelles, qui avaient déposé leurs œufs dans la vase, s'en sont allées avec les dernières ondes : ensuite le temps se passe, l'eau revient, et au même instant, de ces œufs naissent des petits. Voilà tout ce qui concerne les poissons.
XCIV. Ceux des Egyptiens qui habitent au bord des marais, font usage de l'onguent qu'ils extraient du fruit du sillicypria, et qu'ils nomment Cici. Voici comment ils l'obtiennent : ils sè­ment sur les bords des canaux et des lacs les sillicyprias, qui, chez les Grecs, viennent spontanément, à l'état sauvage. Ceux qu'on a semés en Egypte portent beaucoup de fruits, mais d'une mauvaise odeur. Après la récolte, les uns les conservent et en expriment l'huile; d'autres, après les avoir débarrassés de toute humidité, en font une décoction et recueillent le liquide qu'elle produit. C'est un corps gras, non moins propre que l'huile d'olive à l'usage de la lampe; mais il a une odeur insupportable.
XCV. Contre les cousins, qui sont innombrables, les Egyp­tiens ont divers expédients; ceux qui demeurent au-dessus des marais se bâtissent des tours au haut desquelles ils montent pour se coucher : car les cousins, à cause du vent, ne peu­vent voler qu'à rase terre. Ceux qui habitent les marais substi­tuent aux tours une autre invention : tout homme, chez eux , est pourvu d'un filet; le jour, il s'en sert pour pêcher des pois­sons; la nuit, il en enveloppe la couche sur laquelle il repose, et puis il se glisse sous le filet et s'endort. Les cousins, s'il dormait dans son manteau ou sa robe de lin, le mordraient à travers; ils n'essayent même pas de le mordre au travers du filet.
XCVI. Les barques des Egyptiens, celles qu'ils emploient au transport des marchandises, sont faites d'acacia, arbre qui ressemble, par sa forme, au lotus de Cyrène, et dont les larmes sont de la gomme. De cet acacia, donc, ils coupent des planches longues de deux coudées, et les assemblent à la manière des briques : pour consolider cet assemblage et lui donner la forme d'un vaisseau, ils les traversent de longues et fortes chevilles qui les attachent les unes aux autres. Lorsqu'ils les ont ainsi ajustées en forme de navire, ils en façonnent le pont au moyen de poutres transversales; ils ne font point de côtes pour soute­nir les flancs, mais intérieurement ils calfatent les jointûres avec du byblus. Ils n'y adaptent qu'un gouvernail qui traverse la quille; le mât est d'acacia, les voiles sont de byblus. Les barques ne peuvent naviguer en remontant le fleuve, à moins qu'un vent violent ne souffle; on les remorque du rivage. Voici comme on les manœuvre : quand elles suivent le courant, on a une claie de tamaris doublée d'une natte de roseaux; on a une pierre trouée du poids d'au moins deux talents; on attache à l'avant, au moyen d'un câble, la claie qu'on laisse flotter au gré de l'eau, et à l'arrière la pierre, au moyen d'un autre câble. La claie suit le fil de l'eau, marche rapidement et entraîne la barque; la pierre, tirée par la poupe, touche le fond du fleuve et modère le mouvement. Ils ont un grand nombre de barques; quelques-unes portent plusieurs milliers de talents.
XCVII. Quand le Nil est débordé, les villes seules paraissent au-dessus de l'eau, tout à fait semblables aux îles de la mer Egée. Le reste de l'Egypte est devenu une mer; les villes seules dominent. Alors on fait les trajets, non en suivant le lit du fleuve, mais à travers champs. Pour aller de Naucratis à Mem­phis, on passe au pied des pyramides, et ce n'est pas le chemin ordinaire, car on s'y rend par la pointe du Delta et la ville de Cercasore. De la mer et de Canope à Naucratis, en naviguant à travers les plaines, tu passeras par la ville d'Anthylla et par celle qu'on nomme Archandropolis.
XCVIII. Parmi ces villes, Anthylla, d'ailleurs remarquable, a été choisie pour approvisionner de chaussures la femme du roi régnant. Cet usage existe depuis que l'Egypte est soumise aux Perses. L'autre me semble tenir son nom du gendre de Danaüs, Archandre, fils de Phthie, fils d'Achée. En effet, elle se nomme la ville d'Archandre. A supposer qu'il y ait un second Archandre, ce nom n'est toujours pas égyptien.
XCIX. Jusqu'ici j'ai parlé d'après ce que j'ai vu ou d'après mon opinion, et les renseignements que j'ai recueillis; désor­mais je répéterai les récits des Egyptiens comme je les ai entendus. J'y ajouterai, toutefois, ce que j'aurai pu observer par moi-même. Les prêtres m'ont dit que Ménès, premier roi d'E­gypte, avait protégé par des digues le territoire de Memphis. Auparavant, le fleuve s'étendait jusqu'à la montagne de sable du côté de la Libye. Ménès combla de terre, à cent stades au-des­sus de Memphis, le bras du Nil qui se dirigeait vers le midi, mit à sec le vieux lit que les eaux avaient creusé, et les força de couler au milieu de la vallée. Maintenant, encore, ce bras détourné est, de la part des Perses, l'objet d'une surveillance très-active; chaque année ils fortifient la digue : car, si le fleuve venait à la rompre et à la franchir, Memphis courrait le danger d'être submergée tout entière. Lorsque le terrain mis à sec par ce Ménès, premier roi, fut un sol ferme, d'une part il y bâtit cette ville qui est aujourd'hui Memphis (elle est dans le plus étroit défilé de l'Egypte), puis il l'entoura, au nord et à l'ouest, d'un lac artificiel communiquant avec le fleuve, qui lui-même clôt la ville à l'est; d'autre part, il érigea le temple de Vulcain, vaste et digne d'admiration.
C. Les prêtres m'ont ensuite énuméré, d'après un livre, trois cent trente noms d'autres rois, successeurs de Ménès. Dans cette longue suite de générations, il y eut dix-huit rois éthio­piens et une reine de naissance égyptienne, de même que tout le reste des rois. Elle se nommait Nitocris, comme l'une des reines de Babylone; son frère, m' ont-ils dit, régnant avant elle fut tué par les Egyptiens , qui donnèrent la royauté à Nitocris. Après quoi, pour venger le roi défunt, elle fit périr par artifice un grand nombre de ses sujets. Ayant fait construire un vaste appartement souterrain, elle invita sous prétexte de l'inaugu­rer, mais avec d'autres desseins, ceux qu'elle savait surtout coupables du meurtre; elle leur donna un banquet splendide, et, pendant qu'ils festoyaient, elle fit arriver sur eux le fleuve par un long conduit secret. Voilà ce qu'ils m'ont raconté d'elle, ajoutant que, lorsqu'elle eut assouvi sa vengeance, elle se jeta dans une chambre pleine de cendres, afin d'échapper au châtiment.
CI. Ils ne m'ont donné aucune indication des travaux des au­tres rois, et ne m'ont point dit qu'ils eussent rien fait d'éclatant, hormis un seul, le dernier de tous, Mœris. Celui-ci construisit les admirables portiques de Vulcain, ceux du nord; il creusa un lac dont le circuit a le nombre de stades que plus tard j'énoncerai; dans ce lac il éleva des pyramides dont je donnerai les dimensions en même temps que celles du lac lui-même. Voilà ce qu'a laissé ce roi; les autres, rien.
CII. Laissons donc de côté tous ces rois; je ferai mention de celui qui vint après eux, et dont le nom est Sésostris. Selon les prêtres, le premier il sortit du golfe arabique avec des vaisseaux de guerre; il subjugua toutes les nations que baigne la melr Rouge; et, en continuant de naviguer, il parvint en des parrages où sa flotte ne put avancer à cause des bas-fonds. De là il revint en Egypte; il y leva, s'il faut en croire les prêtres, une armée nombreuse; il la poussa au travers du continent; il sou­mi, tous les peuples qu'il trouva sur son passage. Chez les na­tions les plus vaillantes, ont-ils ajouté, chez celles qui désirè­rent conserver leur liberté, le vainqueur éleva des colonnes indiquant, par des inscriptions, son propre nom et celui de sa patrie, et constatant qu'elles avait réduites par la force. Dans les villes qu'il prit facilement sans combattre, il érigea aussi des colonnes semblables à celles des contrées viriles; mais outre les inscriptions il y grava les parties secrètes de la femme, afin de rendre manifeste que ses adversaires avaient manqué de courage.
CIII. De conquête en conquête, il parcourut le continent et passa d'Asie en Europe, où il subjugua les Scythes et les Thra­ces. L'armée égyptienne me parait avoir pénétré jusqu'en ces deux contrées, mais pas plus loin. Car on y voit des colonnes élevées par Sésostris, mais on n'en trouve point au delà. De cette limite, il rebroussa chemin, et, lorsqu'il fut revenu au Phase, une partie des siens demeura sur ce fleuve, soit (je ne puis le dire exactement) que le roi Sésostris, les ayant déta­chés de son année, leur eût donné ce pays à coloniser, soit qu'ils eussent pris cette résolution d'eux-mêmes, fatigués de leurs longues courses.
CIV. Les habitants de la Colchide sont évidemment Egyp­tiens; je m'étais déjà formé cette opinion avant de l'entendre dire par autrui; comme j'avais ce sujet à cœur, j'ai interrogé les deux peuples. Les Colchidiens se souvenaient plus des Egyp­tiens que ceux-ci des premiers. Cependant les Egyptiens di­saient que, dans leur opinion, les Colchidiens faisaient partie de l'armée de Sésostris. Je fondais cette conjecture sur ce que ces derniers sont noirs et ont les cheveux crépus; mais cette cir­constance n'était pas une preuve décisive, puisque d'autres peuples sont de même; je la fortifiai donc de cette autre : seules de tous les hommes, les Colchidiens, les Egyptiens et les Ethiopiens ont dès l'origine été circoncis. Les Phéniciens et les Syriens de la Palestine eux-mêmes avouent que les Egyptiens leur ont appris cette pratique, tandis que les Syriens du Thermodon et du fleuve Parthénie, et leurs voisins les Macrons, disent qu'ils la tiennent depuis peu des Colchidiens. Les peuples que je viens d'énumérer sont de tous hommes les seuls qui pratiquent la circoncision, et il est visible qu'en cela ils imitent les Egyptiens. Mais de ceux-ci et des Ethiopiens je ne puis dire lesquels ont transmis aux autres cet usage, évidemment très-­ancien des deux côtés. Ceux qui se mêlèrent aux Egyptiens l'apprirent d'eux, et ce qui le prouve, c'est que tous les Phéni­ciens qui ont commerce avec les Grecs cessent de circoncire leurs enfants et de prendre exemple en cela sur l'Egypte.
CV. J'ajouterai, sur les Colchidiens, en quoi ils ressemblent encore aux Egyptiens. Ces deux peuples sont les seuls qui fas­sent des tissus de lin de la même manière. Le genre de vie, la langue, sont les mêmes dans les deux contrées; toutefois les Grecs appellent sardonique le lin de la Colchide, et égyptien ce­lui qui vient de l'Egypte.
CVI. La plupart des colonnes que le roi Sésostris a dressées en diverses contrées ne subsistent plus; mais dans la Palestine syrienne, j'en ai vu moi-même, ainsi que les inscriptions dont l'ai parlé et les parties secrètes de la femme. Il y a aussi en Ionie deux images de ce guerrier, sculptées dans le roc : l'une est sur le chemin d'Ephèse à Phocée, l'autre sur celui de Sar­des à Smyrne. Des deux côtés, l'homme est représenté haut de cinq spithames, ayant dans la main droite une lance, dans la gauche un arc; le reste de l'équipement à l'avenant, car il tient de l'égyptien et de l'éthiopien; d'une épaule à l'autre , sur la poitrine, sont gravés des caractères hiéroglyphiques d'Egypte dont voici le sens: "Moi, j'ai acquis ces contrées par la force de mon bras." Quel il est, quelle est sa patrie ? rien là ne le rend évident; ailleurs, on ne peut s'y tromper. Quelques-uns, ayant vu ces deux images et la statue de Memnon, ont pensé qu'elles représentent ce dernier; mais ils se sont écartés grandement de la vérité.
CVII. Selon le récit des prêtres, Sésostris, à son retour, avec beaucoup d'hommes des contrées qu'il avait subjuguées, arriva près de Péluse, à Daphné, où son frère, à qui il avait confié l'Egypte, lui offrit, ainsi qu'à ses fils, l'hospitalité. Or, autour de la maison, du bois était amoncelé, et l'on y mit le feu. Sésostris était accompagné de sa femme et elle lui conseilla d'étendre sur le bûcher deux de ses fils, d'en faire un pont au-dessus du brasier, de passer sur leurs corps et de s'échapper. Sésostris fit ce qu'elle lui suggéra; deux de ses fils périrent ainsi; les au­tres, avec leur père, sauvèrent leur vie.
CVIII. Sésostris, rentré en Egypte, punit son frère; et il utilisa la multitude qu'il avait amenée des pays conquis en lui faisant tirer les énormes pierres qui, sous ce roi, ont été trans­portées au temple de Vulcain. Il ordonna ensuite à ces captifs de creuser tous les canaux qui maintenant existent en Egypte; ceux-ci, bon gré mal gré, rendirent donc cette contrée impraticable pour les chevaux et les chars qui, auparavant, la parcou­raient en tous les sens. Car, depuis ce temps, l'Egypte, quoique plate, n'a plus ni chevaux ni chars. Les nombreux canaux et leurs détours divers en sont la cause. Voici par quel motif le roi se décida à couper ainsi son territoire. Les Egyptiens qui habitaient des villes, non sur le fleuve, mais dans l'intérieur des terres, ne puisant point dans le Nil et manquant d'eau, faisaient usage des breuvages saumâtres qu'ils trouvaient dans leurs puits. C'est pour y remédier que l'Egypte fut coupée de quantité de canaux.
CIX. Les prêtres m'ont dit encore que ce roi partagea la con­trée entre tous les Egyptiens, donnant à chacun un égal carré de terre; qu'il établit en conséquence ses revenus, fixant la re­devance à payer par chacun annuellement. Si le fleuve venait à emporter quelque partie de l'héritage d'un habitant, celui-ci al­lait trouver le roi et lui déclarait ce qui était advenu. Sésostris alors envoyait des inspecteurs pour mesurer de combien le champ était diminué, afin que l'impôt fût réduit et perçu en proportion de ce qu'il en restait. Il me semble que la géomé­trie, ayant été inventée à cette occasion, passa d'Egypte en Grèce. Quant au cadran solaire, au gnomon et aux douze divi­sions du jour, les Grecs les ont reçus des Babyloniens.
CX. Ce roi fut le seul Egyptien qui régna sur l'Ethiopie ; il a laissé, comme monuments, les statues de pierre qu'on voit devant le temple de Vulcain, la sienne propre, celle de sa femme, toutes deux de trente coudées, et celles de ses quatre fils, chacune de vingt coudées. Le prêtre de Vulcain, longtemps après, ne souffrit pas que Darius élevât sa statue en avant de celles-là disant que le Perse n'avait point accompli d'aussi grandes actions que l'Egyptien : "Car, ajouta-t-il, Sésostris a conquis autant de nations que le roi, et, en outre, les Scythes, que celui-ci n'a pu vaincre. Il n'est donc point juste que Darius érige sa statue en avant de celle d'un homme qu'il n'a point surpassé par ses exploits." Les prêtres disent que Darius pardonna ce dis­cours.
CXI. Selon eux, à la mort de Sésostris, son fils Phéron hé­rita de la royauté; ce roi n'entreprit aucune expédition, et il lui arriva de devenir aveugle dans les circonstances que je vais dire : le fleuve s'était accru beaucoup plus qu'il ne le faisait alors, au delà de dix-huit coudées, et avait inondé les champs, quand une tempête l'agita et le rendit houleux. Or le roi, trans­porté d'une fureur insensée, saisit une javeline et la lança au milieu des tourbillons du fleuve. Soudain ses yeux s'obscurcirent et il fut bientôt aveugle. Il le fut pendant dix ans; la on­zième année, un oracle de Buto lui fut rapporté et lui annonça que le temps de la punition était écoulé, qu'il recouvrerait la vue en se lavant les yeux avec l'urine d'une femme qui n'aurait eu commerce qu'avec son mari, n'ayant point connu d'autre homme. Il fit d'abord l'épreuve de sa femme, puis ensuite, comme il continuait de ne point voir, de toutes les femmes, tour à tour, jusqu'à ce qu'il fut guéri. Alors, il réunit dans une ville qu'on appelle maintenant Irythrébole, toutes les femmes qu'il avait éprouvées, hormis celle dont l'urine, après qu'il s'en était lavé, lui avait rendu la vue. Lorsqu'elles y furent toutes ren­fermées, il les brûla avec la ville, et prit pour femme celle dont l'urine lui avait rendu la vue. Dès qu'il fut délivré de sa cécité, il consacra diverses offrandes dans tous les temples célèbres, et (ce qui mérite le plus d'attention) dans le temple du Soleil d'admirables ouvrages : deux obélisques, tous les deux, d'une seule pierre, tous les deux hauts de cent coudées, larges de huit.
CXII. Les prêtres m'ont dit qu'un homme de Memphis dont le nom, en langue grecque, serait Protée, avait succédé à Phéron. L'enclos qui lui est consacré existe encore à Memphis, au sud-est du temple de Vulcain; il est remarquablement beau et magnifiquement orné. A l'entour demeurent les Phéniciens de Tyr, et ce quartier est appelé le camp des Tyriens. On voit, dans l'enclos de Protée, un temple dédié à Vénus-Etrangère; je pré­sume que ce temple est celui d'Hélène, fille de Tyndare, à cause de la tradition qui m'a été rapportée qu'Hélène aurait vécu chez Protée, et aussi à cause de ce nom de Vénus-Etrangère; en effet, en aucun des temples de Vénus, cette déesse n'est surnommée étrangère.
CXIII. Lorsque j'ai questionné les prêtres sur Hélène, ils m'ont fait ce récit : Alexandre, l'ayant enlevée de Sparte, re­prit la mer pour retourner à Ilion; mais, comme il naviguait dans la mer Egée, des vents impétueux le jetèrent en vue de l'Egypte. De là, car la tempête ne s'apaisait point, il gagna la côte, et pénétra jusqu'aux séchoirs de la bouche du Nil qu'on appelle maintenant Canopienne. Il y avait alors sur le rivage, et il existe encore aujourd'hui, un temple d'Hercule, où il n'é­tait plus permis de saisir l'esclave fugitif de n'importe quel maître, s'il recevait les stigmates divins et se donnait au dieu; cette loi subsiste de mon temps, comme à l'origine. Or, les ser­viteurs d'Alexandre, ayant appris le privilége attaché à ce tem­ple, se soulevèrent, y entrèrent et s'assirent comme suppliants du dieu; de plus ils accusèrent Alexandre, avec l'intention de le perdre, et ils racontèrent sa conduite à l'égard d'Hélène, son injustice envers Ménélas. Ils portèrent cette accusation devant les prêtres et devant le gardien de cette bouche du Nil, dont le nom était Thonis.
CXIV. Thonis, après les avoir entendus, envoya soudain à Memphis, pour Protée, un message conçu en ces termes : "Un étranger de race teucrienne est arrivé, ayant commis en Grèce une action impie : car il a séduit la femme de son hôte, et c'est tandis qu'il l'emmenait avec de nombreux trésors, qu'il a été poussé sur cette, terre, par la violence des vents. Que ferons­ nous ? Le laisserons-nous partir impuni, ou saisirons-nous tout ce qu'il avait en venant ?" Or Protée répondit : "Prenez cet homme, quel qu'il soit, qui a commis envers son hôte une ac­tion impie, et envoyez-le-moi, afin que je sache ce que lui-même pourra dire."
CXV. Thonis, ayant reçu ces ordres, prit Alexandre, retint ses vaisseaux et fit partir avec lui, pour Memphis, Hélène et les trésors, et en outre les suppliants. Protée demanda à Alexandre qui il était et d'où il venait; celui-ci lui énuméra ses ancêtres, lui dit le nom de son père et lui raconta sa navigation, à com­mencer par le lieu où il avait mis à la voile. Mais Protée insista pour savoir d'où il amenait Hélène; comme il s'égarait dans ses explications et ne disait pas la vérité, les suppliants présents à l'entrevue le réfutèrent et firent le récit exact de son crime. Enfin le roi prononça ce jugement : "Si je ne croyais pas qu'il importe beaucoup de ne mettre à mort aucun des étrangers que les vents détournent de leur course et amènent en mon pays, je te punirais au nom de ce Grec, toi le plus méchant des hom­mes, qui, admis chez lui comme hôte, t'es rendu coupable en­vers lui de l'action la plus criminelle; tu t'es approché de la femme de ton hôte, et cela ne t'a pas suffi; tu l'as enlevée et tu t'es mis en route avec elle comme un larron, et cela ne t'a point suffi; tu arrives, enrichi par le pillage de la maison de ton hôte. Toutefois, parce que je crois qu'il importe beaucoup de ne mettre à mort aucun étranger, tu vivras; mais je ne te permettrai d'emmener ni cette femme. ni ses trésors; je les garderai pour l'hôte grec, jusqu'à ce qu'il veuille les venir cher­cher. Pour toi et tes compagnons, je vous ordonne d'aller, sous trois jours, de ce pays en n'importe quel autre; sinon vous serez traités en ennemis."
CXVI. Tel est le récit que m'ont fait les prêtres sur le séjour d'Hélène chez Protée; il me semble, à moi, qu'Homère en a eu connaissance, mais il n'était pas aussi convenable à l'épopée que l'autre dont il s'est servi; il l'a donc rejeté, tout en laissant voir qu'il le savait pareillement. On n'en peut douter, à la manière dont il a décrit dans l'Iliade (et nulle part ailleurs il ne s'est repris) les courses errantes d'Alexandre, quand, emmenant Hé­lène, il fut entraîné au loin et prit terre à Sidon, en Phénicie : c'est à propos de la vaillance de Diomède; et voici les vers : "C'est là que reposent les voiles artistement variés, œuvres des femmes de Sidon, que Pâris lui-même amena de la Phénicie, lorsque, sillonnant la mer, il suivit ce chemin pour amener dans Ilion la noble Hélène." Il y a un autre souvenir, dans l'Odys­sée; voici les vers : "La petite-fille de Jupiter possède cette bienfaisante liqueur que lui donna Polydamne, épouse de Thos dEgypte, où la terre produit en abondance des baumes, les uns salutaires, les autres nuisibles." Et en voici d'autres où Ménélas dit à Télémaque : "Malgré mon impatience de revoir ma patrie, les dieux me retinrent encore en Egypte, où j'avais négligé de leur sacrifier de complètes hécatombes." Il est vi­sible , par ces vers, qu'il connaissait l'excursion d'Alexandre en Egypte, car la Syrie est limitrophe de l'Egypte, et les Phéniciens, à qui est Sidon, demeurent en Syrie.
CXVII. Ces vers, et le premier passage, démontrent, non faiblement, mais d'une manière convaincante, qu'Homère n'est point l'auteur des vers cypriens, et qu'ils sont d'un autre poëte. En effet, il est dit en ces poëmes qu'Alexandre, après avoir en­levé de Sparte Hélène, revint à Ilion le troisième jour, secondé par un vent favorable et par une mer paisible. L'Iliade, au contraire, rapporte comme en l'emmenant il erra sur les flots; mais à Homère et aux vers cypriens, salut.
CXVIII. Lorsque j'ai demandé aux prêtres si, au sujet des événements du siége d'Ilion, les Grecs faisaient ou non un récit digne de foi, voici ce qu'ils m'ont répondu, affirmant que Mé­nélas lui-même les en avait informés. Après le rapt d'Hélène, une nombreuse armée grecque se rendit en Troade pour aider Mé­nélas; elle débarqua, elle établit son camp et elle envoya dans Ilion des députés, parmi lesquels était ce roi. Ceux-ci entrent dans la ville, réclament Hélène et les trésors qu'avec elle Alexan­dre a ravis, et demandent satisfaction de ces iniquités. Or, les Troyens, à ce moment, et plus tard, affirmèrent toujours la même chose, soit simplement, soit en prononçant des serments solennels, savoir : qu'ils n'avaient ni : Hélène ni les trésors; que tout cela était en Egypte, et qu'ils ne pouvaient équitablement don­ner satisfaction pour ce que retenait le roi Protée. Les Grecs crurent que les Troyens les raillaient; ils assiégèrent la ville et la prirent; mais Hélène ne fut point trouvée par ceux qui avaient forcé les remparts, et ils entendirent la même explication que dès l'origine; alors les vainqueurs furent convaincus, et ils envoyèrent Ménélas chez Protée.
CXIX. A son arrivée en Egypte, Ménélas remonta jusqu'à Memphis et raconta les faits dans toute leur vérité; il reçut de nombreux présents; il reprit Hélène, qui n'avait souffert aucun mal, et en outre tous les trésors. Toutefois, après avoir tant obtenu, Ménélas fut injuste à l'égard des Egyptiens. En effet, comme il voulait mettre à la voile, l'état de la mer l'en empêcha; au bout d'un certain temps, il eut recours à un expédient impie, il saisit deux enfants des hommes de la contrée, et Ies sacri­fia; ensuite, comme il fut convaincu d'avoir commis cette ac­tion coupable, on le prit en haine, on le poursuivit; il s'échappa et se rendit en Libye avec ses vaisseaux. Les Egyptiens ne peu­vent dire où, de là, il finit par se retirer; mais ils déclarent que de ces événements, les uns leur ont été transmis par témoigna­ges, et qu'ils parlent des autres avec certitude, puisque leur pays en a été le théâtre.
CXX. Voilà donc ce que m'ont dit les prêtres égyptiens; pour moi, j'adhère à leur récit concernant Hélène, et j'y ajoute cette réflexion. Si Hélène avait été emmenée à Ilion, certes elle eût été rendue aux Grecs du consentement ou contre le gré d'A­lexandre. En effet, ni Priam ni ses proches n'auraient été in­sensés au point de vouloir mettre en péril leurs personnes, leurs enfants, leur cité, pour qu'Alexandre restât en possession d'Hélène. En admettant que leur premier mouvement les eût portés à résister, lorsque, dans leurs rencontres avec les Grecs, beau­coup de Troyens eurent succombé, lorsqu'il n'y eut point de bataille (s'il faut s'appuyer sur le témoignage d'épopées) sans que Priam perdit au moins deux ou trois de ses fils, lorsque telles furent les chances de la guerre, je crois que, quand Priam lui-même eût été le séducteur d'Hélène, il se fût empressé de la rendre aux Atrides, afin de se délivrer de tant de calamités. Jamais la royauté n'eût été dévolue à Alexandre, quel que fût le grand âge de son père, les affaires n'eussent point reposé sur lui; Hector, son ainé, doué de plus de vaillance, devait, à la mort de Priam, lui succéder; ce n'est point ce héros qui eût prêté les mains à l'injustice de son frère, surtout lorsque, à cause de ce dernier, lui-même et les autres Troyens étaient accablés par l'infortune. Mais il n'était pas en leur pouvoir de rendre Hélène, et les Grecs ne les crurent pas, quoiqu'ils dissent la vérité. Une divinité, s'il faut faire connaître mon opinion, avait tout préparé, de telle sorte qu'Ilion, périssant de fond en com­ble, rendit évident pour tous les humains qu'aux grandes ini­quités les dieux réservent de grands châtiments. Voilà quelle est mon opinion sur ces faits.

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