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mercredi 17 juin 2009

Le conte du naufragé

Cette histoire a vraisemblablement été écrite, sous la XIIe dynastie, soit entre 2000 et 1786 avant Jésus-Christ. Le texte nous est parvenu par l'intermédiaire d'un papyrus conservé à Saint-Pétersbourg en Russie. Le manuscrit en parfait état, mesure 3,80 mètres. Ce don au musée de l'Hermitage est une énigme. Actuellement, personne n'est capable de donner sa provenance initiale.

D'après le texte de Michel Laporte - 11 contes de l'Egypte ancienne.

Les entreprises des hommes sont hasardeuses et la chance qui leur sourit un jour les ruine le lendemain.

Telles étaient à peu près les pensées d'un homme assis à l'arrière d'un bateau qui remontait le fleuve. À sa mine déconfite; à son air inquiet, on devinait qu'il venait d'éprouver une contrariété et qu'il redoutait ce qui arriverait ensuite. Intrigué par son allure, un autre passager vint lui demander :
-- Mon ami, on devine à la tête que tu fais que tu as des ennuis. Fais-m'en part. Si je peux t'aider, ne serait-ce que par un conseil, je le ferai bien volontiers.
Alors l'homme raconta ses malheurs. Le bateau qu'il commandait avait fait naufrage alors qu'il rentrait d'une expédition lointaine. Par chance, tout l'équipage était indemne, mais navire et cargaison étaient perdus. -- Je redoute la réaction du roi, dit le capitaine en guise de conclusion. Il va me juger responsable de la perte qu'il a subie. Et je risque un châtiment sévère. C'est la raison pour laquelle tu me vois préoccupé. Je ne sais pas comment lui expliquer les choses.
-- Le plus simple, répondit l'autre passager, c'est de parler calmement, sans exagération, et sans rien cacher de la vérité. Je vais te raconter une mésaventure qui m'est arrivée, à moi qui te parle. Je pense qu'elle pourra te servir.
Et le second passager fit le récit suivant : «J'étais le commandant d'un grand navire de cent vingt coudées de longueur sur quarante de largeur sur lequel servaient cent vingt hommes d'équipage, pas un de moins. C'étaient tous de fiers marins, pleins de courage et d'expérience. Nous avions mis à la voile sur la Grande Verte en direction des mines du roi. Les hommes de quart qui surveillaient la mer n'ont rien vu venir. En apparence tout était calme, juste un petit vent tranquille qui nous éloignait gentiment du port.
Brutalement, venant nul ne sait d'où, une terrible tempête éclata. Malgré tous nos efforts, il nous fut impossible de rejoindre la terre. Des vagues de huit coudées de haut s'abattaient sans répit sur le navire qu'elles finirent par briser. Il coula et avec lui tous mes matelots. Pas un n'en réchappa. Pour ma part, j'eus la chance de pouvoir me maintenir à la surface jusqu'à ce qu'une vague me dépose sur le sable d'une île. Trois jours durant, je restai couché en bordure de la plage, dans l'ombre d'un arbre qui avait poussé là. La peur que j'avais eue et le chagrin que me causait la perte de mon équipage me laissaient comme anéanti. Je finis pourtant par me lever, poussé par la faim et la soif Je n'eus pas à marcher beaucoup pour les apaiser : je trouvai presque tout de suite des figues et du raisin en abondance ainsi que plusieurs sortes de légumes aussi gros et beaux que s'ils avaient été cultivés. J'en mangeai certains crus, je fis du feu pour en faire cuire d'autres, sans oublier de donner leur part aux dieux pour les remercier de m'avoir gardé en vie. Ce fut alors qu'éclata un bruit très fort, comparable au tonnerre. Je pensais que c'était une vague plus grosse que les autres qui s'était brisée sur le rivage quand, autour de moi, la terre se mit à trembler et les arbres à produire d'effrayants craquements.

Machinalement, sous l'effet de la peur, je me couvris le visage avec les mains. Puis j'écartai un peu les doigts, pour savoir ce qu'il se passait, et je vis venir vers moi un serpent d'une taille et d'un aspect hors du commun.
Il était long d'au moins trente coudées et sa barbe n'en mesurait pas moins de deux. Il était tout recouvert d'écailles d'or et ses sourcils étaient en lapis-lazuli massif. Partagé entre la peur et le respect, je me jetai aussitôt à plat ventre pour me prosterner devant lui. Il continua d'avancer lentement tout en disant :
-- Qui t'a mené jusqu'ici, mon petit ? Qui t'a mené jusqu'à cette île ? Ne tarde pas trop à le dire, sinon je vais te réduire en cendres au point que jamais plus personne ne pourra te voir. -- Hélas ! répondis-je, tu me parles, je sais que tu me parles, mais je ne comprends rien de ce que tu me dis. C'est la peur d'être devant toi qui m'ôte toute intelligence.
Alors il me prit dans sa bouche et, sans me faire le moindre mal, il me transporta à son repaire. Là, il me posa au sol, très doucement, si bien que je me trouvai totalement indemne.
À nouveau, il ouvrit sa bouche pour parler et demanda :
-- Qui donc, mon petit, t'a mené jusqu'à cette terre dont toutes les rives plongent dans les eaux de la Grande Verte ?
J'étais toujours prosterné à plat ventre devant lui, les bras tendus. Je répondis en lui racontant mes mésaventures :
-- Je voguais vers les mines du roi à la tête d'un grand navire quand la tempête nous a surpris. Elle a détruit mon bateau, noyé mes matelots. Moi, grâce à la protection des dieux, une vague m'a porté au rivage au lieu de m'entraîner au fond. C'est ainsi que je fus sauvé et que j'abordai sur cette île.
Le serpent me dit alors d'une voix douce :
-- À présent, mon petit, tu peux oublier toutes tes craintes. Il n'y a rien que tu doives redouter. Les dieux voulaient que tu vives, c'est évident, puisqu'ils t'ont permis d'aborder ici sain et sauf. Cette île s'appelle l'île du Ka. Rien de ce qui existe n'en est absent, ce qui fait qu'elle regorge de bonnes choses.
En l'entendant, je compris que je ne risquais rien et je me sentis beaucoup mieux. Il continua de me dire ce qui m'attendait :
-- Tu passeras ici quatre mois entiers. Après quoi, un bateau viendra, avec des marins de ton pays, que tu connais. Ils te ramèneront avec eux au pays où tu vivais. C'est dans ta ville, dans ta maison qu'un jour tu mourras, pas ici. Et, en attendant, tu auras la joie de pouvoir raconter tes aventures à qui voudra les entendre. Car il est doux d'évoquer les moments pénibles une fois qu'ils sont passés.
À plusieurs reprises, je touchai le sol de mon front pour remercier le grand serpent de sa clémence.
-- Garde patience, ajouta-t-il, car tu prendras de nouveau dans tes bras ton épouse et tes enfants. C'est un bonheur, le plus grand de tous, et je ne l'ai plus. Pourtant, autrefois, cette île que tu vois était peuplée par mes semblables. Nous étions très nombreux : soixante-quinze en tout, y compris mes propres enfants et ceux des autres serpents. Mais une étoile vint à tomber, et tous périrent brûlés, mes enfants, mes parents, mes amis, mes semblables. J'étais absent ce jour-là et, quand je revins, je crus que la douleur allait me tuer. D'eux tous, en effet, je ne trouvai qu'un grand tas de cadavres car aucun n'avait survécu.
Sur quoi, le grand serpent se tut et je restai un moment silencieux par respect pour sa tristesse. Puis, quand j'estimai que je pouvais parler, je lui dis :
-- Seigneur, je raconterai tes bienfaits et ta splendeur au roi de la Double Terre. Je dirai toutes les merveilles qu'on peut contempler sur ton île. Je te ferai apporter sur un grand navire toutes les richesses de l'Égypte, en particulier des parfums de toutes les sortes et de la gomme de térébinthe, celle qu'on fait brûler dans les sanctuaires.
Alors le serpent éclata de rire :
-- Tu dis des bêtises, mon petit. Tous ces parfums que tu veux m'offrir, et cet encens, c'est dans mon pays que les hommes d'Égypte viennent les chercher car ils s'y trouvent en surabondance. Et puis, il faut que tu le saches, dès que tu l'auras quittée, cette île sera engloutie par les flots.

Il advint que quatre mois tout juste après cette conversation, les voiles d'un navire apparurent à l'horizon. Je grimpai à un arbre pour mieux le voir et je pus reconnaître, parmi les marins, certaines de mes connaissances.
Alors je courus prévenir le grand serpent.
-- Tu vois, dit-il, que ta patience est récompensée. Comme je te l'avais prédit, tu vas bientôt retrouver les tiens et pouvoir embrasser tes enfants. La seule chose que je te demande, c'est de ne pas m'oublier et de dire du bien de moi.
Je le lui promis d'autant plus volontiers que je lui étais très reconnaissant de ses bienfaits. Du reste, ma gratitude envers lui s'accrut encore quand je vis les cadeaux qu'il m'avait préparés. Il y avait des parfums de toutes les variétés en grande quantité, du khôl, des queues de girafe et d'hippopotame, de l'encens, de l'ivoire, des singes de plusieurs espèces et encore bien d'autres marchandises de grand prix.
Je me mis à plat ventre pour le remercier et lui dire adieu. Puis je gagnai le rivage. L'équipage du navire m'aida à faire passer à bord tout ce que j'emportais. Nous fîmes route vers le nord et, après deux mois d'une navigation sans histoire, nous touchâmes à destination. Je fus introduit auprès du roi qui fut enchanté de ce que je lui apportais. Il me remercia longuement devant la cour tout entière, m'appela son ami et son compagnon, et me confia l'administration d'une terre et des paysans qui la cultivaient.

Aussi, ajouta l'ancien naufragé en guise de conclusion, suis le conseil que je t'ai donné. Crois-en mon expérience, va droit au-devant du souverain. Ce qui m'a réussi ne manquera pas, de te réussir aussi. Comme toi, j'ai échoué dans ma mission, je n'ai pourtant subi aucune sanction. Tu verras, tu t'en tireras sans mal.»
Mais le capitaine qui avait perdu son bateau soupira en haussant les épaules.
-- Ne joue pas au plus fin avec moi ! dit-il à l'ancien naufragé. Qui se soucierait de donner de l'eau à une oie au lever du jour alors qu'on doit l'égorger avant la fin de la journée ?
S'il avait eu, lui aussi, quantité de présents précieux à offrir au roi en compensation, il ne se serait pas inquiété le moins du monde de sa réaction.

Vous pouvez retrouver ce texte dans le corpus des textes du Projet Rosette : Le conte du Naufragé ou encore sur le site de Sylvie Griffon en version hiéroglyphique, translittérée et traduite : Le conte du Naufragé.